File:Paris comique sous le second Empire.png

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Description
Français : Histoire fantaisiste du Second Empire
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Source Own work
Author Etiennebernard45

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�PREMIÈRE PARTIE. I. LE PALAIS DU SOLEIL Le Soleil venait de rentrer. Sa Majesté le roi des astres était en proie à une visible mauvaise humeur. En descendant de son vieux phaéton, il avait jeté, d’un air agacé, la bride à son antique laquais, affublé d’une livrée à la mode d’il y a quatre mille ans. Puis il avait, d’un pas lassé, gravi l’escalier vermoulu de son palais et s’était mis à table, — tout seul, suivant sa coutume. Suivant sa coutume aussi, et pour la quatre millionième fois depuis le commencement du monde, il demanda à son chambellan de service : — Ma femme est sortie ? À quoi le chambellan répondit : — Sire, Sa Majesté la Lune s’en allait par une porte comme vous reveniez par l’autre. — C’est juste, » fit le Soleil, « puisque le tribunal suprême a prononcé notre séparation de corps à perpétuité. » Puis il se mit à goûter son potage. Mais, à la troisième gorgée, il rejeta la cuiller : — Non, décidément, l’appétit n’y est plus. Tout se détraque ! Il n’y a pas à dire... tout se détraque ! — Par exemple, sire, pouvez-vous parler ainsi, intervint le chambellan avec l’empressement de la flatterie. — Oui... je sais... Vous allez me dire que je ne fus jamais plus alerte et mieux portant... que mon teint est de lis et mon humeur de rose ; qu'enfin je suis le plus beau et le plus grand des soleils dans le meilleur des mondes. Tous les courtisans se ressemblent. — Sire !... — Malheureusement, vos compliments ne sauraient me faire illusion. Rien ne va plus. J’ai mal dans mes rayons, une fièvre lente me consume, ma langue est horriblement chargée et, — ce matin encore, je l’ai constaté en me faisant la barbe, — les taches, les horribles taches qui m’envahissent, ont grandi avec une déplorable rapidité... — Je vous jure, sire, que je les vois à peine. — Certainement... pas plus que le nez au milieu du visage... Pas de sottes flagorneries, je vieillis et je dépéris comme tout ce qui m’environne... Jusqu’à mon malheureux attelage, — des chevaux de course dans leur temps ! — qui n’en peut plus et demande grâce... Pour arriver à l'heure, je suis obligé de les abîmer de coups de fouet... Pauvres bêtes ! ce n’est pas leur faute ; mais si cela continue, il faudra que je remplace mon phaéton par un chemin de fer, ou tout au moins par un omnibus américain. — Votre Majesté se... — Lors de ma dernière éclipse, j'ai cassé une de mes roues en voulant éviter une planète qui me barrait la route... Enfin mes lanternes elles-mêmes ne projettent plus qu’une lumière pâle et affaiblie... 'Pour peu qu'elles continuent à s’éteindre ainsi graduellement, je me ferai mettre en contravention. — Rien cependant ne vous manque, sire. — Merci bien !.. Je voudrais t’y voir, toi ! suivre pendant des millions de jours le même itinéraire, entre deux haies monotones de corps célestes qu’on connaît sur le bout du doigt, et qui sont dépourvus de toute espèce d’habitants. — Vous oubliez la terre. — Peuh ! la terre !... Autrefois, je ne dis pas. Mais mes yeux sont trop affaiblis maintenant pour distinguer ce qui s’y passe... — On prend des lunettes... — Pour ressembler à un astronome ; jamais !... Et voilà pourquoi, monsieur mon chambellan, vous avez l’honneur d’être le confident du plus ennuyé des monarques passés, présents et probablement futurs... Aââàâh !... — Si j’osais proposer à Votre Majesté, pour la distraire... — Quoi donc ? — Une partie de piquet. — Je n’y aurais aucun plaisir. Tu me laisserais gagner par complaisance. —Alors, Votre Majesté désire-t-elle que je lui fasse la lecture du Journal des Astres, paraissant tous les siècles ? — Et dont le dernier numéro a déjà 62 ans de date. Jolie récréation ! Sans compter que les nouvelles y sont variées... Toujours des paragraphes dans le genre de : — L’anneau de Saturne est toujours à sa place. — Aucun changement dans la planète de Jupiter. — Les étoiles fixes continuent à être immobiles et les étoiles filantes à filer. — Si tu te figures que c’est là un exercice intéressant ! — Dame ! sire, le plus dévoué chambellan ne peut... — Laisse-moi tranquille, tiens. Ce que j’ai encore de mieux à faire, c’est d’aller me coucher, — comme les poules, suivant mon habitude. — Aââââh ! — Je n’ai jamais vu personne bâiller avec la grâce qu’y met Votre Majesté. — On ne te demande pas ça... Fais-moi bassiner mon lit, car depuis quelque temps je me refroidis tellement... Où est mon bougeoir ?... Le voilà... Bien... Bonsoir... Heureusement que nous sommes en hiver et que je pourrai faire la grasse matinée... Aââââh !... Bonsoir !... — Que le sommeil de Votre Majesté soit visité par les songes les plus doux ! — Encore une fois, tu m’agaces avec ta rhétorique, et je... Au moment où le Soleil achevait cette phrase en passant dans ses appartements réservés, un bruit aussi violent qu’inaccoutumé retentit aux abords du palais.

�II. LE BRACONNIER Le Soleil, surpris de ce tapage insolite, s’était arrêté court. Le chambellan s’était précipité. — Sire, dit-il en remontant, « c’est un braconnier qu’on vous amène. » — Un braconnier ? Parbleu ! il arrive à propos pour me distraire. Qu’on l’introduise. Un garde céleste, — fonction équivalente à celle de garde-champêtre, — parut, conduisant un inconnu qui tenait sous le bras, en guise de fusil, un énorme télescope. Sa gibecière, pendue en bandouillère, contenait une plume, de l’encre et de nombreuses paperasses barbouillées d’encre. Pour le reste, sa tenue se composait du costume traditionnel des astrologues : bonnet pointu surmonté d’un croissant et longue robe de velours noir semée d’étoiles. À la main que n’encombrait pas le télescope, il portait une baguette qui, évidemment, avait la prétention de paraître magique. Le garde-céleste, qui serrait sa prise au collet, était immobile, dans l’attitude du soldat au repos; mais probablement il exerçait trop rigoureusement la puissance de sa poigne, car le prisonnier se mit à se débattre en tirant une langue vraiment démesurée et en criant : — Mais lâchez-moi donc ! Encore une fois, lâch... — Ne l’étranglez pas tout à fait, daigna ordonner le Soleil, avec une magnanimité au-dessus de tous les éloges. « Je tiens auparavant à entendre ses explications. » — Ouff !, soupira en humant une forte gorgée d’air, le prisonnier rendu à la liberté de ses poumons. — Et maintenant, » poursuivit le roi des astres, « que l’interrogatoire commence ! — Inconnu que je n’ai jamais eu le plaisir de rencontrer nulle part, ta physionomie est complètement étrangère à ma mémoire. Fais-moi donc le plaisir de te décliner. — Je m’appelle... — Pardon, sire, » interrompit le garde-céleste, « mais, sans vous commander, je crois que ce serait d’abord à moi à vous lire le petit procès-verbal que j’ai troussé à cette occasion. — Merci ! Les documents officiels ont toujours eu la propriété de m’endormir.


— Cependant, sire… 

— Il le faut… Alors, avalons la douleur, et tâche de ne pas traîner sur les syllabes, comme tu as l’habitude de le faire. Cela prolonge la lecture d’une façon désastreuse. 

Le fonctionnaire de là-haut tira un papier de sa poche, le déplia soigneusement et se mit à lire :

— Ce lundi, 1er décembre de l’an de grâce 1862, nous, gardé-céleste, spécialement commis à la surveillance des Etats de sa Majesté le Soleil, chargé d’y maintenir le bon ordre et la propriété, d’y prévenir la mendicité, le braconnage, le vol et tout ce qui concerne mon état, aussi bien que m’y assurer l’exécution des règlements sur le balayage des rues, l’échenillage, la police municipale, les… »

— Assez ! Passe le préambule, intervint le Soleil, qui depuis quelques minutes prodiguait déjà les témoignages d’impatience.

— Cependant, la fo…ô…arme !… Articula le garde-céleste.

— Tiens, murmura tout bas le prisonnier, un petit-fils de Brid »Oison. Je ne m’attendais guère…

Le fonctionnaire avait recommencé à lire :

— Nous… ect…ect… Avons dressé le présent procès-verbal : Comme nous nous promenions, dans l’exercice de nos fonctions, dans les parages de l’ancienne barrière de la Grande-Ourse, aux environs du 7,454e degré de la latitude, nous aperçûmes tout à coup un particulier qui portrait sous le bras un engin prohibé. C’était une lunette d’approche de 72 centimètres de long. La vue seule de cet instrument suffira tà attester les coupables projets du délinquant venu évidemment pour chasser sur les domaines de Votre Majesté, — cela sans le moindre port d’armes. Incontinent et par un mouvement dont l’énergique résolution me paraît à moi-même au-dessus de tout éloge, je me portais vivement à la rencontre de l’étranger chez lequel je constatais, par un premier coup d’oeil, le physique le plus complètement désagréable que j’aie rencontré depuis le temps que j’ai l’honneur de pratiquer.

Continuant à déployer un courage vraiment méritoire, je ne calculai pas le danger et je mis sans reculer la main au collet de l'intrus, en le sommant d'avoir à me suivre. Alors, celui-ci, — voyant sans doute, à l'air de résolution que respirait mon visage martial, qu'il ne fallait pas songer à m'intimider, — essaya de recourir à la séduction. Dans un long discours que je ne compris que faiblement, il me parla de faire passer mon nom à la postérité, de me faire voter des remerciements par l'Académie des sciences, si je lui laissais accomplir sa besogne, — et, conjointement, me tint une foule de propos qui m'auraient fait douter de sa raison, s'il n'eût terminé en me proposant une pièce de cent sous pour me soudoyer. Cette action, qui dénotait en lui une profonde connaissance du cœur, éloignait toute idée de folie, mais éveilla en moi une indignation légitime. Inébranlable devant la captation, comme je l'avais été devant le péril, je me mis à entraîner mon homme, et je crois m'être couvert de gloire en réussissant à l'amener jusqu'au pied du tribunal de Votre Majesté. En conséquence de quoi je n'hésite pas à me proposer pour le plus prochain avancement. Fait conforme à la vérité et signé par moi... Le lecteur, en achevant, promena autour de lui un regard satisfait, et, repliant majestueusement le procès-verbal : — Voilà, Sire !... j’espère que... — Encore trop long, ton morceau. Je t’ai déjà dit de ne pas m’obliger à écouter des machines aussi filandreuses... Et puis quelle est cette nouvelle mode de se proposer soi-même pour de l'avancement ? — Sire, primo le cri de la conscience ; secundo, comme je suis tout seul de ma fonction, il faut bien que je me serve de supérieur. — Tout seul !... ô mes pauvres États, » soupira le Soleil en aparté, « dans quelle dislocation n’êtes-vous pas ? Il suffit, » ajouta-t-il tout haut, « je penserai à toi un jour où je n’aurai absolument rien autre chose qui m’occupera. En attendant, songeons au prévenu. » — Accusé, levez-vous ! — Je ne peux pas, puisque je suis déjà debout, répondit le prisonnier avec candeur. — Je reconnais la justesse de l’observation, mais cette question est dans les usages. La forme ! opina derechef le garde céleste. — Accusé, vos noms et prénoms ? — Mathieu. — Et puis ? — Mathieu. — Je vous demande votre prénom. — Eh bien, oui, Mathieu. Maintenant votre nom. — Mathieu. — Vous moquez-vous du monde ? — Puisque je vous dis que je m’appelle Mathieu tout court, si court, même, que j’ai été obligé d’y ajouter le mot Laensdrôme. — Alors, Laensdrôme est votre nom. — Mais non. — Comment ? — Mathieu Laensdrôme ! C’est un complément pour me distinguer des autres Mathieu. Car il y en a une foule. — Je sais le proverbe. C’est comme pour Martin ; il n’y a pas qu’un... Vous avez entendu la lecture du procès-verbal... Vous êtes prévenu d’avoir indûment, et sans en avoir le droit, chassé sur mes terres. — Hélas ! Sire !... — Cette interjection est un commencement d’aveu. D’où vous est venue cette audace ? — Sire, je ne suis pas le premier... Si vous saviez ce qu’il y a de gens sur terre... — Ah ! vous venez de la terre ? — Mais certainement, Sire. — Ah ! vous êtes un habitant de la terre, vous ! — Je les croyais plus beaux, grommela le garde-céleste. — Et pourriez-vous me dire, continua le monarque, par quel mode de locomotion vous vous êtes introduit chez moi ? — Sire, par un système nouveau, inventé par Godard I, et expérimenté au Pré-Catelan, sous le nom de Montgodarfière. — Godard I, un souverain ? — Non, Sire, un enleveur de ballons. — Et son invention ? — Est un système dans le goût de ce que fit jadis Montgolfier. Quand on a bien perfectionné une chose, sur la terre, il vient un Monsieur qui imagine de ramener cette chose à l’état d’enfance, et cela passe pour un progrès. — Ils sont plaisants, les terriens. Votre Majesté doit bien le savoir depuis le temps qu’elle les regarde. — Moi ! J’ai cessé de les regarder pour plusieurs raisons. La première, c’est que mes yeux ont perdu leur ancienne puissance... — Bah ! Votre Majesté éclaire donc sans y voir ?.. C’est absolument ce que prétendent faire là-bas les trois quarts des hommes politiques. — Tiens ! tu as du mot, toi... Laisse-moi te tutoyer... J’aime les gens qui ont du mot... Ce qui ne me dit pas cependant dans quel but tu t’es confié à cet enleveur de ballons, qui se numérote comme les têtes couronnées. — Le flagrant délit dans lequel j’ai été pincé, vous a déjà appris, Sire, que je venais pour chasser sur vos terres. — Avais-tu au moins rempli les formalités scientifiques nécessaires. Avais-tu un brevet de savant, le port d’armes des Facultés ?... — Non, Sire. — Alors, tu es un scélérat de braconnier. — Sire, ne m’accablez pas !... c’est l’ambition qui m’a perdu. Si vous connaissiez les hommes !... vous m’excuseriez. Sur terre, voyez-vous, ô roi des astres, ce qu'il faut avant tout, à l’époque où nous vivons, c’est faire de la réclame. Le mérite obscur meurt à l’hôpital. L'ignorance tapageuse monte au Capitole. J’aurais pu, — tout comme un autre, — pâlir sur les livres, me livrer à des travaux aussi admirables que dédaignés, user ma force et ma santé dans les veilles, faire de grandes découvertes qui auraient péri inconnues. Personne n’aurait peut-être seulement entendu prononcer la première syllabe de mon nom. Au lieu de cela, je me suis dit : Soyons excentrique, et la renommée exécutera en notre honneur tous les soli de trompette que nous désirerons. Restait à trouver l’excentricité. J’aurais pu me mettre à écrire des livres émaillés de fautes de français que j’aurais fait passer pour des preuves d’observation, et on m’aurait appelé réaliste. J’aurais pu défendre la religion en style des halles, et on m’aurait quasi canonisé. J’aurais pu peindre des hippopotames féminins exhibant des nudités malpropres, et on m’aurait baptisé chef d’école. J’aurais pu inventer une planète que nul autre n’eût jamais revue, et on m’aurait comblé de faveurs. J’aurais pu vendre à de prétendus rabais des marchandises sur lesquelles j’aurais volé au public 50 %, et je serais devenu millionnaire. J’aurais pu mettre un casque et débiter des crayons qui m’auraient attiré l’admiration des badauds que mes boniments eussent traités d’imbéciles. Mais toutes les places étaient prises. Effroyablement prises ! Alors je cherchai autour de moi. Une célébrité s’il vous plaît ? Je me souvins à propos d’un récent exemple de popularité : Un soi-disant savant, ignoré la veille, et le lendemain chanté sur tous les tons pour avoir annoncé une grande marée — qui n’arriva jamais. Moi aussi, pensai-je, je serai chanté sur tous les tons ! Je me sens assez de perspicacité pour prédire convenablement ce qui n’arrivera pas. Je m’appelle Mathieu, intitulé oblige. Livrons-nous à la prophétie météorologique et faisons-nous l’historiographe des averses. Aussitôt résolu, aussitôt exécuté. Huit jours après, je babinais comme si je n’eusse jamais eu d’autre profession, et voilà pourquoi sire, on m’a surpris dans vos États en train de chasser le calcul astronomique... J’ai dit !... Prenez ma tête. — Et que diable voudrais-tu que j’en fisse ?.. Mathieu, tes explications m’ont laissé des vagues dans l’intellect. Je te somme de les supprimer. Quel est d’abord ce verbe babiner, dont tu m’as traîtreusement frappé ? — Babiner, verbe actif, de Babinet, le nom de mon prédécesseur en fausses prédictions. — Et qu’est-il devenu ? — Illustre. — En se moquant de ses auditeurs ? — Parbleu !,.. Il est vrai que ceux-ci le lui ont bien rendu; mais faire rire à ses dépens, voilà aujourd’hui le secret de sa fortune ? — Permets, Mathieu... Laisse-moi t’appeler Mathieu tout court... Tu émets devant moi des idées d’un subversif !... Sais-tu qu’à t’entendre la terre serait la plus affreuse des pétaudières. — Cette appréciation, Sire, est encore au-dessous de la vérité. — Mathieu, tu jongles avec ma curiosité, prends garde. — Je constate ce qui existe. — Vrai ?... C’est si amusant que cela ! — Encore plus, Sire. — Soit ! J’ai le droit de disposer de tes jours. Tu m’appartiens, et pour te punir, je pourrais me donner le plaisir d’imaginer des supplices variés. — De grâce... — Je les remplace tous par un seul. — Lequel ? — Oh ! il en vaut plusieurs autres... je me connais... — Achevez ! — Je te condamne à vivre en ma société pendant tout le temps que je le jugerai convenable, et à me servir de cornac durant le voyage que j’entreprends sur la terre. — Votre Majesté voudrait... — Voir du nouveau. Ce n’est pas du luxe. Au moment où tu es arrivé si à propos, je me soulageais en disant à mon chambellan de service combien sa compagnie me paraissait assommante. D’ailleurs, je ne suis pas fâché de savoir de quoi Messieurs les humains me rendent le complice involontaire. — Mais... — Allons, assez de réflexions. Marche devant. — Je te suis. — Sans même prendre un sac de nuit. — Est-ce qu’il y a des nuits pour le Soleil ?... Et surtout fais attention, si je suis mécontent de tes services, ma colère t’infligera un châtiment que tu as déjà mérité en exploitant mes propriétés contre mon gré. Si, au contraire, je suis satisfait, pour te récompenser, je t’enseignerai l’art de faire des prédictions véridiques. — Il se pourrait !... Ah ! Votre Majesté me comble ! — Mathieu, une observation avant d’aller plus loin. Tu es insupportable, avec tes Votre Majesté gros comme le bras. Je veux voyager incognito. Je m’appellerai, pendant toute notre excursion, monsieur Phœbus. — Je m’en souviendrai. — À la bonne heure ! Quant à vous, mon chambellan, je vous laisse ici. Nous entrons dans l’hiver, et je puis disparaître pendant un bon mois, sans que cette absence soit remarquée à une époque où je n’ai guère l’habitude de me montrer... Si vous sortez, vous laisserez la clé sous le paillasson. Mathieu ! par ici à droite... en avant, marche ! �III. À QUI LE TOUR ? — Ouff ! ne put s’empêcher de faire le compagnon du Soleil en touchant le sol. — Mathieu Laensdrôme, mon ami, remarqua le roi des astres, ton exclamation laisserait presque supposer que tu t’ennuies déjà de voyager en ma compagnie ? — Moi ! jamais une semblable pensée... — À la bonne heure... Maintenant, où vas-tu d’abord me conduire ? — À l’Observatoire ! s’écria Mathieu Laensdrôme, emporté par son idée fixe. Nous verrons si mes derniers calculs ont été couronnés de succès : J’avais annoncé qu’il tomberait 999,763,422 gouttes de pluie dans le département de la Seine, du 1er au 4 décembre, 9 heures 2 minutes du matin. — Laensdrôme Mathieu, si ta monomanie doit te reprendre souvent, je reprends, moi, ma parole et je te plante là. — Sire !... — Tâche alors de ne plus me parler de tes prédictions. Quand je t’aurai appris à t’en servir, ce sera différent. En attendant, en ma qualité de majesté céleste, je ne serai pas fâché de voir comment les majestés terrestres se gouvernent. Le jeune Anacharsis voyagea jadis pour son instruction, je veux imiter ce jouvenceau. — J’obéirai aux volontés de votre toute-puissance. — Je l’espère bien. Les savants, tes pareils en ignorance... — Hum ! hum ! — N’aie pas peur, nous sommes seuls, c’est le moment de nous dire nos vérités. Les savants, tes pareils en ignorance, ont assez longtemps prétendu m’imposer des lois pour que je prenne ma revanche sur la personne d’un de leurs collègues... À partir de ce moment, tu vas me faire le plaisir d’emboîter le pas derrière moi. — J’emboîterai, sire. — J’irai où bon me semblera, et tu me suivras. — Je suivrai, sire. — Quand je ne t’interrogerai pas, tu te tairas. — Je me tairai, sire. — Quand je t'interrogerai, tu répondras. — Je répondrai, sire. Mais je vous prédis que... — Assez !... Avec ta rage de prophétiser, tu me... — Oui, sire, je vous... — Ne m’appelle pas sire, saperlotte. — Non, monsieur Phœbus. — C’est bon ! Pénétrons dans cet édifice, qui me paraît mériter la visite d’un touriste de ma qualité. �IV. LES INVALIDES DU POUVOIR L’édifice que venait de désigner Sa Majesté le Soleil portait écrit, au sommet de sa façade, les mots : HOTEL DES INVALIDES DU POUVOIR C’était un bâtiment de l’aspect le plus lugubre, dans l’intérieur duquel on voyait aller et venir des personnages aux allures mélancoliques. Tous étaient, — ainsi que l’indiquait le nom de l’établissement, — des invalides du pouvoir. Tous avaient gouverné à leur heure et s’étaient vu déposséder par les événements, ou, plus souvent, par leurs propres fautes. A l’instar de tous les invalides connus, ils passaient leur temps à se vouloir raconter mutuellement leurs hauts faits réciproques et à dénigrer le présent au profit du passé. En entrant, chacun inscrivait ses qualités sur un gros livre qui offrait au regard les plus bizarres rapprochements. Le nom de Charles X y était suivi de celui de Louis-Philippe, après qui venait Lamartine. A une page on lisait : Guizot; à une autre : Soulouque. C’était un tohu-bohu curieux de rois, de princes, de ducs, de ministres, tous rapprochés par une commune infortune. Sa Majesté le Soleil s’apprêtait à adresser une question à Mathieu Laensdrôme, quand un employé de la maison s’avança : — Si ces Messieurs désirent visiter... — Très-volontiers. Nous ne sommes même venus que pour cela. — Veuillez vous donner la peine d’entrer; je vous servirai de guide et vous donnerai les explications nécessaires. Les deux étrangers pénétrèrent. — Messieurs, leur dit le gardien, l'Hôtel des Invalides du pouvoir est une institution philanthropique fondée par les nations affranchies, qui n’ont pas cru payer trop cher le plaisir d’être délivrées de ceux qui les opprimaient. L’hôtel est un peu, en même temps, un hospice ; car les chutes qu’on fait du pouvoir entraînent, presque toujours, un dérangement dans les facultés. Quand ce dérangement n’est qu’inoffensif, on lui laisse un libre cours ; quand il essaie de se traduire par des actes de violence, on y met bon ordre. Vous serait-il agréable de voir de près quelques-uns de nos pensionnaires ? — C’est notre vœu le plus cher... Et, d'abord, quel est ce sombre inconnu ? — Celui qui s’avance en faisant des additions. — Oui. — C’est le général Almonte, que les récents événements du Mexique ont rendu célèbre. Le pauvre homme s’était figuré qu’à l’abri du drapeau français il pourrait établir là-bas, à son profit, une petite tyrannie présidentielle. Il s’était déjà commandé des uniformes de gala, des décorations enrichies de pierreries, des mobiliers somptueux... Jugez quel a dû être son désespoir, quand il s’est vu mettre à pied sans autre forme de procès. Aussi, depuis ce temps, il se croit sans cesse traqué par des créanciers, qui lui réclament le prix des magnificences envolées. En effet, Almonte, en passant près de Mathieu Laensdrôme, s’était arrêté court : — Je te reconnais ! s’écria-t-il... Tu es un garde du commerce !... Tu viens me chercher pour me conduire à la prison pour dettes... Au secours !... Cent mille francs ! deux cent mille francs ! un million !... un milliard de dettes, et pas même président... Au secours ! fit-il... En criant ainsi, le malheureux s’était enfui. — Quel est cet autre ? demanda le Soleil, en désignant un pensionnaire qui semblait conférer avec son conseiller. — C’est François II, l'ancien roi de Naples, avec M. del Re, son ancien ministre ! Ce pauvre petit prince, depuis sa déchéance, a perdu le peu de tête qu’il avait. Il a, cette année, fait peindre sur chacune des portes de son appartement le nom d’un ministère, et, grâce à cet innocent subterfuge, il croit encore en possession de la royauté. En outre… Tenez, je parie savoir ce à quoi lui et del Re sont occupés. Approchons-nous sans faire de bruit, de peur de les déranger. — Del Re, disait le roi. — Plaît-il, répétez ? répondait del Re. — Je te proposerais bien une partie de billard en vingt secs, mais tu es plus fort que moi, et il est d’un mauvais exemple de voir un sujet gagner son prince. — Je le confesse. — Il vaut donc mieux jouer aux protestations. — Voilà une vraie idée. — N’est-ce pas ? Va chercher le papier à mon sceau et tout ce qui s’en suit. — Par précaution, je l’avais apporté avec moi. — Farceur !... À quel numéro en sommes-nous restés ? — 4,923. — Quel était le ton de notre dernière note ? — Plaintif et langoureux. — Aujourd’hui, pour changer, nous nous essaierons à écrire sur le mode courroucé ! Y es-tu ? — J’y suis. Et François II se mit à dicter rapidement pendant que del Re griffonnait avec une fébrile impatience. — Eh bien ! opina Mathieu Laensdrôme, s'ils veulent que je leur tire leur horoscope, moi, je leur annonce... — Mathieu, la poutre n’a pas le droit de se moquer de la paille qui flâne dans l’œil du voisin... Barbouiller ainsi des protestations est sans nul doute fort grotesque ; mais je sais des gens qui passent leur temps à envoyer aux académies de petits paquets bien cachetés, dont tout le monde rit, et... — Monsieur Phœbus, j’avais tort. — J’accepte ce mea culpa... Où nous conduisez-vous maintenant, monsieur le guide ?... — En un lieu où vous assisterez à une cérémonie qui justement tombe à propos pour votre visite.

�V. UN LICENCIEMENT — Vous n’êtes pas, messieurs, reprit le guide, sans avoir entendu parler du duc de Modène et de la fameuse armée qu’il remorquait partout à sa suite. Le duc est aujourd’hui notre pensionnaire... Quant à son armée... Elle était de ce monde où les plus belles choses... Déjà, messieurs, depuis quelque temps, des symptômes alarmants étaient signalés. À la dernière revue militaire qu’il passa, — il en passait ici sept par semaine, — le bon duc avait remarqué, avec une pénible surprise, les vides faits dans ses cadres. Les maladies avaient réduit ses troupes vaillantes de douze hommes à cinq. L’infanterie avait perdu trois de ses soldats, par suite d’indigestion, la rougeole avait moissonné un de ses trois cavaliers dans sa fleur ; enfin, l’artillerie n’avait pu figurer à ladite revue, retenue qu’elle était au lit par un refroidissement contracté la veille. Le duc rentra soucieux. Une fois rentré, il se dit que ses cinq hommes ne pouvaient plus lui servir absolument à rien ; que si son armée ne lui rapportait pas, elle lui coûtait énormément cher. Il paraît en effet qu’avant de s’enrhumer, son artillerie surtout mangeait d’une façon déplorable. Un pain de quatre livres par jour ! Alors il imposa silence à son cœur, et comprit que le licenciement était devenu nécessaire. C’est ce licenciement qui va avoir lieu aujourd’hui, et dont vous allez être témoins... En s’exprimant ainsi, le guide avait mis la main sur le bouton d’une porte. — Comment, objecta le Soleil, un licenciement dans un appartement ! — La pièce en effet sera un peu grande, mais on prend ce qu’on peut, répondit le guide en entrant dans un salon où les deux visiteurs le suivirent. Les cinq hommes du duc de Modène étaient massés dans ce salon de la manière suivante : 1° L’infanterie (deux hommes), le dos au feu devant la cheminée ; 2° La cavalerie (deux hommes sans chevaux), dans une embrasure de fenêtre ; 3° Le génie (un homme), vu les souffrances que lui causait une paire de bottes trop étroites, avait pris la permission de s’asseoir sur une chaise. Le duc parut. Il était pâle, mais les malheurs n’avaient pas abattu sa fierté. Il se porta rapidement sur le front débandiére de l’infanterie, fit un signe de tête à la cavalerie, serra la main du génie avec effusion ; puis, se plaçant au centre de la pièce : « Soldats de mon armée ! Un jour cruel est arrivé pour nous. L’heure de la séparation a sonné ! J’avais rêvé pour vous de plus hautes destinées ; mais le sort nous accable, résignons-nous ! Avant de vous quitter, j’ai toutefois voulu vous témoigner ma reconnaissance pour vos signalés services ; car, j’ose le dire, peu d’armées ont prouvé un dévouement et un courage comparables aux vôtres. Vous avez bravé le ridicule qui vous accablait. Vous avez été exposés cent fois, dans vos déplacements nombreux, à des courbatures, à des courants d’air, à des changements dans l’heure de vos repas ! Malheureusement, Victor Emmanuel ne me semblant pas décidé à me rendre ma place, mes économies s’épuisent, mon budget se restreint. J’ai été obligé, — pardon de ce détail, — j’ai été obligé de vendre l’autre jour une partie des tableaux que j’avais enlevés, en partant, aux musées de mon ancien duché. Dans ces conjonctures, j’ai résolu de vous licencier. Adieu, soldats, adieu ! Peut-être nous reverrons-nous. Mon ami Janicot le donne à entendre chaque matin à son abonné... Quoi qu’il en soit, il vous suffira de dire : « J’étais de l’armée du duc de Modène, » pour qu’on réponde : « C’est un brave qui n’avait pas peur des... plaisanteries. — Adieu une dernière fois... Je voudrais pouvoir vous embrasser tous ; mais…" La cavalerie sanglottait, l’infanterie gémissait. Quant au génie, il avait tiré son mouchoir à carreaux, et, au milieu de ses transports : — Nous ne sommes que cinq, mon prince, ce sera bientôt fait. — Tu as raison, ami, fit le duc. Sur mon cœur ! Tous !... tous !!!... C’était un beau spectacle que ce grand général étreignant toute son armée dans ses deux bras. Mathieu Laensdrôme épongeait un pleur clandestin, quand le duc, le prenant, la cérémonie achevée, son ton naturel, dit à son aide-de-camp : — Maintenant que je n’ai plus de héros à nourrir, tu pourras faire truffer notre poulet de ce soir... Et il sortit. Mathieu Laensdrôme regretta son pleur. Le Soleil éclata de rire. �VI. LE WHIST DE MESSIEURS LES PRINCES Où était allé le duc de Modène ? Sa Majesté le Soleil avait une violente envie de le savoir. Comme pour répondre à ce désir tacite, le guide au même instant se mit à dire : — Si ces messieurs ne sont pas trop fatigués de leur visite, je vais les mener, pour terminer, à la salle de récréation. C’est là que nos pensionnaires oublient, à l’aide de distractions variées, les soucis qui les poursuivent. Dans la salle de récréation, les deux touristes retrouvèrent le duc de Modène ; il était assis en compagnie du duc de Toscane et du jeune duc de Parme, auprès d’une table recouverte d’un tapis vert. Était-ce pour délibérer sur les questions politiques à l’ordre du jour ? Nullement. C’était tout naïvement pour exécuter une partie de whist qui servait chaque jour à abréger l’attente du dîner. Toutefois, à en juger par l’attitude des joueurs, la distraction était insuffisante. Le duc de Modène et le duc de Toscane bâillaient à se décrocher la mâchoire, tandis que le jeune duc Robert de Parme se frottait énergiquement les yeux pour conjurer le sommeil qui l’envahissait. — À qui à faire ? interrogea le duc de Modène. — C’est à Robert, fit le duc de Toscane. — Comment, à moi ? objecta le duc de Parme. — Oui, à cause du mort... Vous faites le mort. — Quelle scie !... J’aimerais bien à jouer au whist, mais je voudrais que la partie fût complète. — Mon ami, dit le duc de Modène, il faut prendre patience. Les décrets de la Providence sont impénétrables ; mais tant que nous ne sommes que trois... En cet instant on entendit du dehors le bruit d’une grosse cloche. — Ah ! bah ! exclama le guide de l’hôtel, un nouveau pensionnaire qui nous arrive... En effet, un bruit de pas précipités résonnait au dehors. La porte s’ouvrit avec fracas. Le roi Othon, pâle, défait, et tenant un sac de nuit sous son bras, opéra une entrée aussi brusque qu’imprévue. — Mes... chers... collègues... balbutia-t-il éperdu, je vous demande bien... pardon... mais le trouble... la frayeur... Et puis j’ai couru si vite !... — Remettez-vous, de grâce, dit le duc de Toscane. — Voulez-vous un verre d’eau sucrée, proposa le jeune et compatissant Robert. — Avec... plai... sir... et un peu d’eau de fleur d’oranger... pour calmer... mes... nerfs... Ah ! mes amis ! — Je devine ce qui vous arrive, interrompit le duc de Modène. Je connais cela. — Prenez et buvez... il est bien sucré, fit Robert. — Merci, noble jeune homme... continua Othon. Figurez-vous... — Vous n’auriez pas une cuiller pour le remuer ?... — Figurez-vous que tel que vous me voyez, j’étais dans mes petits États occupé à faire un voyage d’agrément... D’agrément ! Amère dérision ! Tout à coup, j’apprends... — L’eau de fleur d’oranger est un peu éventée, mais cela ne fait rien... — J’apprends que mon peuple et mes soldats ont fraternisé, qu’on m’a... Bon ! j’avale de travers à présent. — Voulez-vous que je vous tape dans le dos ? offrit le duc de Toscane. — Ce n’est pas la peine... je me sens mieux... Mais quel malheur ! quelle catastrophe ! — Vous êtes mis en disponibilité, quoi ! articula le duc de Modène, avec la brusquerie du vieux soldat. J’ai flairé la chose tout de suite. — Hélas ! — Et avez-vous eu la précaution d’emporter ce qui vous est tombé sous la main ?... des objets précieux ?... La caisse de l’État ?... n’importe quoi ?... Il n’y a rien qui console comme cela dans le malheur. — Je n’ai rien que le gilet de flanelle qui m’irrite et le contenu de ce sac. — Il est bien mince, fit observer le duc de Toscane. — À qui le dites-vous ? Encore y a-t-il dedans des exemplaires de trois proclamations que je n’ai pas pu lancer. — Avez-vous au moins eu le temps ?... — Rien ! je n’ai eu le temps de rien. — Alors vous êtes sans ressources. — Absolument. — Il n'y a plus d’espoir que vous puissiez rentrer dans votre royaume ? demanda le duc de Toscane. — Il n’en est plus. — Votre déchéance est irrémissible ? — Radicalement. — Comme cela se trouve ! — Quelle chance ! appuya le duc de Parme, avec une ardeur juvénile. — À merveille ! surenchérit le duc de Modène. — Comment ! grommela ce pauvre Othon interdit. Ce sont là les seules paroles de sympathie et de commisération que... — Chacun son tour, mon ami. — Nous y avons passé les premiers. — Et puis, voyez-vous, déclara Robert, l’enfant terrible, c’était trop assommant de jouer avec un mort. — Quel mort ?... Je ne saisis pas. — C’est le ciel qui vous envoie, souscrivit le duc de Toscane. — À la fin, messieurs, cette plaisanterie devient ridicule, déclara Othon visiblement vexé. — Nous ne plaisantons pas, mon ami, nous nous réjouissons sérieusement. — M’expliquerez-vous ?... — Tiens !... fit Robert le candide ; vous êtes bon, vous !... Depuis le temps que nous attendons un quatrième pour notre whist. — Pour votre whist ? — Parbleu ! Le quatrième, ce sera vous. Seulement, si vous êtes mon partenaire, vous ferez attention afin de mieux conduire votre jeu que vous n’avez conduit votre royaume, hein ?... L’infortuné Othon ne répondit pas. Il était tombé dans un abattement voisin du désespoir... — C’est tout ce que j’avais à montrer à ces messieurs, dit le guide en s'inclinant. — Nous vous remercions mille fois... La visite est des plus curieuses, répliqua Sa Majesté le Soleil, en glissant un pourboire dans la main de l’employé... N’est-ce pas vrai, Mathieu ?... Eh bien !... Comment ?... Au lieu d’être à ce que nous voyons, vous vous permettez de crayonner des calculs... — Rien qu’une petite note que je destinais au Bureau des Longitudes, et où j’évaluais l’épaisseur du prochain brouillard qui... — Mathieu, si vous achevez, je vous laisse ici, en compagnie de ces décadences peu touchantes... Mathieu Laensdrôme, terrifié par la menace, se hâta de réintégrer la petite note dans sa poche. �VII. UNE ÉLÉGIE PRUSSIENNES — Parbleu ! je suis bien aise d’avoir entrepris ce voyage, ricana Sa Majesté le Soleil, en quittant l’Hôtel des Invalides du Pouvoir. Le début promet. Ce piteux Othon, avec son sac de nuit sous le bras, est une caricature excellente... d’autant meilleure, qu’elle porte son enseignement... N'est-il pas vrai, Mathieu, que si tu étais roi... — Je rendrais un décret qui condamnerait à mort quiconque refuserait de croire à mes pronostics. — Ce serait là l’unique leçon que tu tirerais de l’exemple auquel nous venons d’assister !... Est-ce que, par hasard, depuis que je ne me suis mêlé de ses affaires, la terre serait devenue plus extravagante ?.. Non !... Il est impossible que la réflexion ne prenne pas les gouvernements, en face d’une crise populaire comme celle qui vient de régénérer la Grèce... Je veux m’en assurer... Mathieu, approvisionne-toi de respiration... je te transporte, d’un bond, à Berlin. — Encore votre procédé expéditif de locomotion qui a failli m’étouffer en revenant de là-haut !... Aïe !... je suffoque... — De quoi se plaint monsieur Laensdrôme ? Nous sommes arrivés... En effet, à la clarté de la lune, on apercevait le château royal de la capitale de toutes les Prusses. À une fenêtre du château, apparaissait un homme qui, semblable aux trouvères anciens, chantait aux étoiles, au milieu du silence du soir. Ce qu’il chantait était une élégie plaintive dont voici le texte : I. Je suis triste, je suis morne, je suis perplexe. Pourquoi perplexe ? pourquoi morne ? pourquoi triste ? C’est ce que je veux exprimer sur le mode élégiaque ; les confidences soulagent, dit-on. Il y a peu de temps encore, quand je montai sur le trône, je voyais tout en rose, la vie me souriait. Je me figurais qu’à ce titre de roi étaient attachées toutes les prérogatives. Il me semblait que je n’aurais qu’à dire : Je veux ! pour qu’on me répondît : Ainsi soit-il ! Je me nourrissais d’illusions, je rêvais des reconstructions archéologiques, je voulais restaurer le moyen-âge dans mon gouvernement. Que de déceptions m’étaient réservées ! que de douleurs m’attendaient ! Hélas hélas ! voici décembre,
Encore un an qui va mourir !
Je voudrais bien aimer ma Chambre,
Mais je ne puis pas la souffrir. II. Cela avait pourtant bien commencé, il me souvient encore de mon couronnement... Tout mon royaume, ce jour-là, avait eu l’air de reculer de cinq cents ans. Quel progrès ! J’avais ressuscité les hérauts d’armes et les costumes mi-partis ; j’avais déclaré que j'étais roi par la grâce de Dieu. Je supposais que cette déclaration me donnerait des prestiges inconnus. Au lieu de cela, dès le lendemain, le système parlementaire commençait à me prendre sur les nerfs. Oh ! le système parlementaire ! J’ai entendu parler des supplices les plus raffinés, tels que se sentir écorché tout vif, se voir arracher les ongles, entendre un concert de dix heures de durée, lire des livres de philosophie allemande, être empalé ou écartelé. Eh bien ! je crois que le système parlementaire est encore plus... Hélas ! hélas ! voici décembre,
Encore un an qui va mourir !
Je voudrais bien aimer ma Chambre,
Mais je ne puis pas la souffrir. III. Sans lui je pourrais être si heureux. J’aurais des ministres qui exécuteraient avec zèle toutes mes volontés. Ce n’est pas là le difficile. J’aurais des journaux qui célébreraient le moindre de mes actes comme un trait de génie. Ce n’est pas là l’embarrassant. Je trouverais des courtisans pour m’assurer que je suis plus grand que le Frédéric qui porta ce nom. Je pourrais à mon gré tailler, rogner, dépenser, décréter, faire, défaire. J’aurais la libre disposition des deniers de l'État, des places de l’État, des biens de l’État, de la politique de l’État. Mes sujets m’appartiendraient en toute propriété. Et à lui tout seul le système parlementaire me prive de toutes ces joies. Hélas ! hélas ! voici décembre.
Encore un an qui va mourir ! Je voudrais bien aimer ma Chambre,
Mais je ne puis pas la souffrir. Croiriez-vous ?... Non, vous ne le croiriez pas ! Croiriez-vous que j’avais un magot de quelques millions... C’étaient les économies de mes ancêtres ; de l’argent improductif, enfoui dans une caisse, perdu pour la prospérité publique ! Ils ont eu l’audace de trouver le procédé mauvais et de me demander compte des écus enfermés dans le trésor de ma couronne ! Croiriez-vous ?... Non, vous ne le croirez pas ! Croirez-vous qu’aussitôt que je demande un centime, ils discutent pendant des heures avant de me le voter. Comme en ce moment ! Moi, je raffole du soldat. C’est mon faible. Je conviens que je n’ai nullement besoin d’une si grosse armée, que ce sont des dépenses onéreuses et superflues, que nos finances appellent l’économie. N’importe ! cela me plaît ! Mais à eux, cela ne leur plaît pas, et ils me refusent les millions ! Hélas ! hélas ! voici décembre,
Encore un an qui va mourir !
Je voudrais bien aimer ma Chambre,
Mais je ne puis pas la souffrir. Je sais bien que vous allez me dire : — Quand on ne se peut pas voir en peinture, on ne vit pas ensemble. Et moi je vous répondrai : — Ce serait mon vœu le plus cher. Vous ne vous figurez pas bonnement que je n’y ai pas pensé. J’y ai si bien pensé que j’en ai déjà planté là plusieurs chambres ! Mais, quand j’en prends une autre, c’est absolument la même chose. Non, c’est pire encore. Je perds toujours au change. On m’en envoie qui sont de plus en plus libérales. De sorte que j’hésite, de sorte que je me lamente, de sorte que je m’étiole. Conserver ce que j’ai, je ne le puis. Faire de nouvelles élections, je ne le veux. Exécuter un coup d’État, je ne l’ose... Qu’est-ce que vous feriez à ma place ? Vous n’en savez rien ? J’en étais sûr. Hélas ! hélas ! voici décembre,
Encore un an qui va mourir !
Je voudrais bien aimer ma Chambre,
Mais je ne puis pas la souffrir. �VIII. UN BON CONSEIL La voix s’était tue, et la fenêtre allait se refermer, quand le roi Soleil, se faisant un cornet de ses deux mains : — Hé ! là-haut ! — Plaît-il ? fut-il répondu. — Savez-vous que cette romance est légèrement inconstitutionnelle, et que si vos sujets... — Mes sujets... je leur prépare une petite proclamation bien autrement corsée. — À vos souhaits. Seulement, je crois devoir vous prévenir... — Qui êtes-vous ? — Peu vous importe. Je crois devoir, en ami, vous prévenir qu’une insurrection a éclaté en Grèce. — Une insurrection ! Peuh ! on la vaincra. Les troupes... — Ont fraternisé avec le peuple. — Bigre ! — Le roi est déchu. — Hum ! — Sa dynastie aussi. — Saperlotte ! — Voulez-vous, maintenant, que je vous donne un bon conseil ? — Je n’en ai pas besoin. — N’importe. Si vous m’en croyez, vous ne chanterez plus la romance que vous roucouliez tout à l’heure... les paroles en sont trop compromettantes. — Prétendez-vous me comparer, moi, un roi par la grâce de Dieu, à un roitelet comme Othon ? — Comparaison n’est pas raison. Ce que je vous dis est sérieux ; d’après ce que je puis en juger, vous jouez un jeu... — Passez votre chemin, bonhomme. — Encore une fois... — À moins que vous ne préfériez que je vous fasse arrêter... — Faire arrêter le Soleil ! murmura Sa Majesté Phœbus en à parte... c’était bon du temps de Josué. Puis, tout haut : — Rappelez-vous ce que je vous dis... Mais déjà la voix avait repris son refrain : Hélas ! hélas ! voici décembre,
Encore un an qui va mourir !
Je voudrais bien aimer ma Chambre,
Mais je ne puis pas la souffrir. — Tant pis pour lui, grommela le Soleil ; en voilà encore un qui me paraît prendre le chemin de l’Hôtel des Invalides du Pouvoir. — Je crains bien, monsieur Phœbus, objecta Mathieu Laensdrôme, que vous n’en trouviez beaucoup d’autres dans le même cas…

— Tu sais, toi, que du moment où tu m’annonces une chose, je ne la croirai jamais... D’ailleurs, j’ai entendu vaguement parler de nombreuses réformes qui doivent avoir été accomplies dans divers États... En Turquie, par exemple, j’ai ouï dire, je ne sais plus par qui, qu’un nouveau sultan, monté l’an dernier sur le trône, avait inauguré une ère d’économie, de sage administration et de grandeur, dont ce pays malheureux avait sérieusement besoin... Je tiens à m’en assurer.

�IX. LES SOUCIS D’UN SULTAN

— Tu vois, Mathieu... Tu te trompais comme toujours, fit le Soleil en soulevant à la façon du Diable Boiteux le couvercle du palais de Sa Hautesse Abd-ul-Azis, commandeur des croyants... Le sultan est en conférence avec son grand vizir... Ils veillent tous deux sur les intérêts de l’Empire... Écoutons !... Ils écoutèrent. — Tu as bien fait de te hâter, disait le sultan à son vizir, il me tardait de te voir. — Les désirs de Votre Hautesse ne sont-ils pas des ordres pour moi ? — Il s’agit d'une affaire si importante... J’en ai été agité toute la nuit. — Il se pourrait... Des songes inconvenants se seraient permis de cabrioler sur l’oreiller de notre puissant maître ? — Ils se le permirent. — Je gage que je devine... C’est cette maudite question du Monténégro qui cause du tintoin à Votre Hautesse ? — Par Allah ! tu n’y es point ! — Les nouvelles réclamations des puissances, au sujet des lieux-saints, sont aussi grosses de périls sur lesquels je voulais moi-même entretenir mon sultan. Il y a là tout un avenir de complications. — Peuh ! — Alors je perçois... ce sont les troubles de Grèce qui ont semé de la graine d’insomnie dans les parterres de Votre Majesté... Nous n’avions en effet pas besoin de cet embarras de plus... Mais que Votre Majesté se rassure. Par nos efforts intelligents et rapides, nous pourrons détourner la crise. — Que m’importent ces bagatelles ! — Comment ! ce n’est point encore là la cause de l’agitation du descendant de Mahomet ?... J’y suis... Votre Hautesse pense à l’état de ses finances, ou, si elle aime mieux, aux finances de son État. Elle est épouvantée des déficits... elle rêve des économies. On en fera, je réponds qu’on en fera. — Assez de bavardages !... Me conseilles-tu trois rangs de perles ou trois rangs de diamants ? — Plaît-il ?... — Trois rangs de perles ou de diamants ? te dis-je... Les perles coûteraient un peu moins cher, mais moyennant un million de plus, — ce qui porterait la dépense à huit millions, — j’aurais les diamants. — Ah ! Votre Hautesse aurait les diamants... — Tu conçois que c’est bien fait pour me plonger dans les ténèbres de l’hésitation. — Si je le conçois... c'est-à-dire... pas précisément. Je ne serais même pas fâché que le Commandeur des croyants voulût bien me mettre au courant. De quoi, sinon du lit sans pareil que j’ai commandé. — Votre Hautesse a commandé ? — Un lit de sept millions. — Allah me soit en aide ! Sept millions, un lit !... — Enrichi de pierreries. Ce n’est pas cher, n’est-ce pas ? — Si j’osais faire observer à Votre Hautesse que les caisses publiques... — Décidément je choisirai les diamants... — Sont dans un état... — Je compte du reste compléter tout le mobilier... D’abord la table de toilette... — La campagne du Monténégro nous a ruinés. — Tout en rubis. — Les troupes d’Omer-Pacha n’ont pas été soldées. — Avec le pot à l’eau en or émaillé... — À Belgrade... — Rehaussé de cabochons. — Le mécontentement est général, et les rapports de mes agents... — Les chaises seront particulièrement originales... en or massif, cela va sans dire. — Il est à craindre que le manque d’argent... — Tu aimerais mieux en argent... Hé ! hé !... l’argent mat a du bon... avec des turquoises, hein ? — N’engendre des troubles, des conspirations. — Ah ça ! de quoi diantre me casses-tu la tête ? — Que Votre Hautesse daigne étudier... — C’est fait. — Ah !... Et Votre Hautesse a pris une décision... — Certainement. — Laquelle ? — Or et cabochons, comme la table de toilette. C’est plus original ! Adieu !... je n’ai plus besoin de toi !... Le grand vizir sortit en donnant des signes d’acquiescement et de désespoir. — Eh bien ! quand j’avais dit que les réformes turques étaient illusoires, monsieur Phœbus ! exclama d’un air triomphant le compagnon de route de Sa Majesté le Soleil. — La belle affaire ! Pour une fois que l’événement te donne raison !... En revanche, la Pologne, si je ne m’abuse, a été dotée récemment d’institutions libérales !... — La Pologne !... Allons donc, c’est... �X. LES FÉLICITÉS POLONAISES — Oui, Monsieur, on ne vous a pas trompé, intervint avec empressement et au risque de couper la parole au compère Mathieu, un passant qui avait surpris un fragment de la conversation... la Pologne, c’est le mot, est comblée de félicités. — Pardon... Mais à qui ai-je l’honneur ? interrogea le Soleil... — Je suis, Monsieur, ambassadeur du gouvernement russe, et, comme j’ai compris que vous vous entreteniez de nous... Figurez-vous, Monsieur, que nous les comblons ces Polonais, nous les comblons ! Connaissez-vous notre armée ? oui... une des plus belles du monde, et digne, en tout point, d'admiration ! Rien ne saurait donc être plus agréable à un peuple que de recéler, dans le sein de ses provinces, le plus grand nombre possible de pareils soldats. C’est précisément, Monsieur, ce que nous nous sommes dit, mon gouvernement et moi. La Pologne n’avait que 75,000 hommes de garnison, dont 60,000 à Varsovie seulement. Le chiffre était bien joli déjà, n’est-il pas vrai ? Eh bien, non !... Nous trouvâmes que deux soldats pour un habitant ce n’était pas assez, et nous résolûmes de mieux faire les choses. Ma parole d’honneur, nous sommes d’une incroyable faiblesse pour cette diable de Pologne ! Nous allons au devant de ses désirs, nous la gâtons, c’est le mot. Ainsi, nous avions la division Constantin, la plus belle de notre armée, peut-être... une division qui portait le nom de notre premier grand-duc. Tous hommes aguerris et prêts à frapper comme des sourds. Nous lui fîmes cadeau de notre belle division Constantin. Ce qu’il y a de surprenant, c’est l’ingratitude des Polonais ! Mon gouvernement s’attendait à des illuminations, ou, pour le moins, à une adresse couverte de millions de signatures. Rien ! Mais l’ingratitude ne saurait nous décourager. Au contraire, elle nous surexcite. Les vingt-cinq mille hommes n’ont pas suffi, nous en avons ajouté vingt-cinq mille autres. Ce n’est pas tout. Si les soldats étaient libres de circuler, de sortir, de se promener, peut-être les Varsoviens n’auraient-ils pas le temps d’en jouir suffisamment. Pour obvier à cet inconvénient, nous nous apprêtons à proclamer, à la prochaine occasion, un bon petit état de siège. De cette façon, les Polonais auront toute la journée les cent mille soldats sous les yeux. Ils ne perdront pas un seul de leurs mouvements. Ce n’est pas tout encore. Nous avons expédié aux Polonais vingt nouvelles batteries des systèmes les plus nouveaux et les plus meurtriers. Ces batteries ne sont point avarement dérobées aux regards des populations. Au contraire. Jour et nuit elles stationnent au coin des rues, où l’on est à même de les voir et de les revoir. Enfin, pour compléter l’effet pittoresque, nous avons pensé avec sagacité que des canons au repos n’offraient qu’un spectacle assez médiocre. Eh bien ! les Polonais n’ont qu’à le dire, ils auront des canons en action, tout pointés, la mèche allumée, avec des artilleurs en position... C’est gentil, cela... Avouez-le !... Avouez aussi que nous ne pouvons pas faire davantage. — Il est vrai, répondit Sa Majesté Phœbus d’un air de bonhomie. — N’est-ce pas ? — Dame ! à moins de les attacher à la gueule des canons et de les faire sauter tout vifs pour leur prouver l’excellence des projectiles... — Monsieur raille... Monsieur est, je le vois, un révolutionnaire. — Drôle de révolutionnaire ! chuchotta le Soleil à l’oreille de Mathieu Laensdrôme... moi qui en suis encore à l’ordre établi lors de la création du monde. — Mais, reprit le représentant du czar, vos railleries ne nous empêcheront pas d’avoir pour nous le suffrage de notre conscience. — Suffrage bien restreint, alors ! — Quand on fait ce qu’on peut... — Pour vexer les autres ?... — Démagogue ! — Bien des choses à vos canons rayés ! �XI. L’AUTODAFÉ — Sire, soupira Mathieu Laensdrôme essoufflé, en reprenant haleine, je vous jure que décidément vous allez trop vite pour moi. — Vitesse ordinaire de la lumière, mon ami... Tu t’y feras. — Jamais. — Alors, pourquoi t’es-tu mêlé d’avoir des relations avec les astres ? — Pourquoi?... Pourquoi ?... — Tu rêvais d’être mon confident. Tu l’es. Que te faut-il de plus?... En outre, je te fais connaître toutes les capitales de ce bas monde; et tiens, si tu n’as jamais eu le plaisir de la voir, j’ai l’honneur de te présenter Madrid, la reine des Espagnes. — Merci bien. Je n’entre pas. — Pour quelle raison? — Parbleu! parce que si l’on découvrait ma qualité de savant, on serait capable de me faire un mauvais parti. — Tu sais si peu de chose ! — N’importe!... L’Espagne ne peut pas souffrir le génie... — Est-ce une personnalité que tu veux te faire et prétends-tu insinuer?... — Je prétends... je prétends que j’ai lu dans les journaux de cette année qu’on y avait fait des autodafés avec les œuvres de Voltaire saisies à la douane. — C’est impossible ! — Impossible!... Tenez!... En parlant ainsi, Mathieu Laensdrôme montrait du doigt une affiche placardée à la muraille. — Qu’est-ce que cela ? — Lisez et vous le verrez. S. M. le Soleil s’approcha. L’affiche était ainsi conçue : « DIMANCHE PROCHAIN
FÊTE PATRONALE
DE SAINT-PACOME « Les autorités de la petite ville de __ ont résolu de ne rien négliger pour assurer à cette fête un éclat inaccoutumé. En conséquence, — et pour prouver à leurs administrés qu’ils s’occupent incessamment de leurs plaisirs, ils ont, en conseil, décidé que l’on offrirait à la population un spectacle qui ne peut manquer de la réjouir. Ce spectacle est un : Magnifique Autodafé des oeuvres impies de : Descartes, Pascal, Montaigne, Rousseau, d’Alembert, Beaumarchais. Ordre et programme de la fête : A midi, trois salves d’artilleries seront tirées par les canons du fort, et les cloches commenceront à sonner à toute volée. A midi et demi, les personnes munies de billets pourront prendre place sur les gradins construits sur la grande place. A une heure, arrivée des autorités constituées, précédées d’un corps de musique exécutant des airs joyeux, analogues à la circonstance. A une heure et demie, commencement de la cérémonie. Bénédiction donnée par le clergé de la ville au bûcher et aux citoyens chargés d’y mettre le feu (ces citoyens sont choisis parmi les membres de la société charitable de Saint-Pacôme.) Aussitôt après la bénédiction, discours bien senti par M. L’alcade sur l’heureuse circonstance qui rassemble autour de lui tant de visages riants. A deux heures, le FEU EST MIS AU BUCHER au son de l’artillerie, des cloches et des fanfares. En outre, la société chorale des chants religieux fera entendre un hymne expressément composé pour la fête. A trois heures, distribution au peuple des cendres du bûcher, auxquelles la Providence ne saurait manquer d’attacher une vertu miraculeuse. Le soir, superbe illumination a giorno et bal sous une tente. L’orchestre sera renforcé de trois paires de castagnettes. Les saltimbanques, marchands de macarons, montreurs de curiosités qui voudraient s’établir dans le voisinage de la place du bûcher, trouveront aide et protection. » — Là-bas des feux de pelotons, murmura le Soleil en terminant cette lecture,; ici des feux d’autre espèce... Que devient le progrès pris ainsi entre deux feux ? — Le Progrès?... Pardonnez-moi, sire... mais, sauf le respect que je vous dois, il me semble que vous vendez votre piano !... — Comment as-tu dit?... Je vends mon piano, moi ? — Ah! au fait, vous n’êtes peut-être pas au courant. Il faut vous dire que les langues sont aujourd’hui envahies par un intrus qui s’appelle l’argot, et qui a conquis partout droit de cité. Parmi les expressions chères à ce fabricant de néologismes, il en est une qui est en grande vogue; je veux parler du mot : vendre son piano. Vendre son piano, c’est jouer la sensiblerie; chercher à attendrir hypocritement son prochain. Que de ventes de piano, monsieur Phœbus ! Il y en a tant, qu’on a ouvert à leur usage un vaste magasin : le Magasin de Pianos européen. Voyez plutôt le prospectus : OUVERTURE DU GRAND MAGASIN DE PIANOS EUROPÉEN « Assortiment aussi complet que varié. » « Pianos de toute provenance et de toute qualité, parmi lesquels nous citerons spécialement : » « 4° Piano russe... que le czar a essayé de vendre des milliers de fois à la Pologne. » « Le piano russe a l’inconvénient d’être toujours en désaccord avec l’esprit des populations. » — Cela ne m’étonne pas, après ce que nous a raconté tout à l’heure le représentant de cette puissance. « 2° Piano autrichien... Le général Benedek avait successivement été chargé d’en faire le placement en Vénétie et en Hongrie, mais il a échoué. Les Vénitiens comme les Hongrois trouvent que ce piano résonne faux. De temps en temps le général essaie de lui rendre le son ; mais à mesure qu’il tend la corde, elle casse. » « Tous les experts ont déclaré le raccommodement impossible. » « 3° Piano romain (maison Pape)... Tout le cardinalat en poursuit, depuis plusieurs années, la négociation auprès des puissances. » « Ce piano (droit... divin), se refuse absolument à tout ce qu'on veut faire pour le remettre à la mode. » — Comment, interrompit le Soleil, la question romaine n’est pas encore résolue ?... — Elle est même bien loin de l’être... et pourtant, un sang bien précieux a été cette année versé pour elle... Garibaldi... — A été tué ? — Blessé, seulement... — Oh! tant mieux... Si la pauvre Italie avait dû perdre son grand général, après avoir perdu son grand ministre... Au fait, je suis curieux de savoir qui a pu recueillir l’héritage de Cavour...

�XIII. UN PORTEFEUILLE TROP LOURD Un homme d’État de médiocre stature était aux prises avec le lourd portefeuille de l’ancien premier ministre italien. Les députés l’entouraient. Les membres du corps diplomatique regardaient en chuchotant entre eux. — Vous allez voir ce que vous allez voir, dit le petit homme d’État... Je vais avoir le plaisir de soulever devant vous le portefeuille de M. de Cavour. — Avec la question de Rome capitale ? demanda une voix. — Parbleu ! répondit le petit homme d’État. Et il se pencha vers le portefeuille, gonfla ses veines, tendit ses muscles... Impossible de le bouger. Il essaya de nouveau. Il essaya une troisième fois. Comme par un effet diabolique, ce portefeuille damné semblait devenir de plus en plus lourd. On eût dit que des surcharges successives y étaient ajoutées. Le petit homme d’État était violemment ému. Il n’y avait pas moyen de reculer. Alors, il rassembla toutes ses forces dans un élan suprême, et saisit le portefeuille d’une étreinte convulsive. — Une ! deux ! trois ! Tout à coup un cri retentit... — Ce pauvre M. Ratazzi, ricana le Soleil, j’ai bien peur qu’il ne se soit donné un tour de reins dont il ne se relèvera pas. En attendant, les malheureux Romains ont-ils au moins un régime plus supportable ?... C’est ce dont je veux m’assurer.

�XIII. LES NOMS SEDITIEUX Le cardinal Antonelli venait de mander l'impressario d’une troupe dramatique arrivée à Rome de la veille, et, d’un ton sévère : — Monsieur, savez-vous que j’ai lieu d’être furieusement mécontent de vous? — De moi ? Je ne sais... — Ne feignez pas l’ignorance! — Je vous jure... — Vous avez une façon de recruter vos acteurs qui fait ressembler votre troupe à une société secrète. — Encore une fois, Éminence... — Vous reconnaissez bien que c’est là le tableau de vos pensionnaires que vous m’avez envoyé, conformément à ma demande. — Je le reconnais... Aurais-je eu le malheur de mettre dans mon répertoire quelque pièce suspecte ? — Il s’agit bien de pièces. Pis que cela. Vous l’avez fait exprès. — D’honneur, monsieur le directeur... — Il est impossible que le hasard ait groupé... — Groupé quoi ? — Quoi ? quoi ? Tenez, lisez vous-même. Père noble : VICTOR GAMINELLI. — Eh bien ? — Comment ? Eh bien... Vous vous figurez qu’à Rome, dans des circonstances comme celles où nous nous trouvons, nous laisserons jouer un père noble qui s’appelle Victor... et Victor-Emmanuel, monsieur ! L’allusion est trop directe. — Ma foi, je n’y avais vu aucun mal. — C’est cela, de la candeur. Je vous déclare, moi, que jamais un acteur du nom de Victor ne jouera à Rome... pour qu’on l’inonde de bouquets. — Comment faire, alors ? — Votre père noble s’appellera désormais Polycarpe. Polycarpe Caminelli. A la bonne heure ! Voilà qui résonne d’une façon honnête et qui n’a rien de séditieux. — Va pour Polycarpe, du moment que vous l’exigez. — Ta ! ta ! ce n’est pas tout... Poursuivons, s’il vous plaît. Amoureux : JOSEPH BIRBANI. — Ah ! ah !... commencez-vous à vous apercevoir de ce que je vous disais ? — Que me disait Votre Excellence ? — Qu’il y avait conspiration. — Pourquoi ? — Un amoureux qui s’appelle Joseph... comme Garibaldi, n’est-ce pas ? — J’ignore si son parrain a eu une intention, mais sans doute... — Ne me parlez pas de son parrain, si je savais qu’il fût dans Rome, je le ferais coffrer pour quelques années. Laisser jouer ici un acteur du nom de Joseph !... Allons donc !... il s’appellera Gustave, votre amoureux... C’est un nom qu’illustre un de nos plus grands publicistes, M. Janicot, de Paris. — Ah ! Connais pas. — N’importe ! je vous dis qu’il est grand. Vous n’avez pas à répliquer. Je continue : Comique : Guillaume Cascadini. — Pour celui-là, mon Éminence, j’espère... — Vous espérez quoi ?... Guillaume Tell. Un révolutionnaire, s’il en fut... Au lieu de Guillaume, vous mettrez Sylvestre. — Je vous ferai observer que Sylvestre est un peu ridicule. — Ridicule ! Tant mieux, puisqu’il s’agit d’un comique... Et les femmes... Premier rôle : CARLOTTA MONTALTI. — Eh bien ? — Eh bien, vous ne voyez pas ?... Carlotta, c’est le féminin de Charles... Charles-Albert... le père du roi impie... Vous mettrez Dorothée. — De grâce, Éminence... — Silence ! ou je fais mettre Athénaïs. — Ciel !... je me retire. — Pas avant de m’avoir dit votre propre nom. — Adolphe. — Comme le rédacteur d’un des journaux les plus hérésiarques de Paris, Adolphe Guéroult ! Vous vous appellerez dorénavant Athanase. — Jamais, monseigneur. — Athanase ou la prison ! — Athanase, soit ! Sur quoi le malheureux impresario se retira.

�XIV. UN PROSCRIT — Ah ! mais ! ah ! mais !... tout cela commence à m’échauffer la bile ! gronda le Soleil ; et les hommes sont encore de plus vilains êtres que je ne me le figurais. — Que serait-ce, Monsieur, si vous étiez témoin de tout ce qui se passe ici ? Dit en s’adressant au roi des astres un personnage qui rôdait depuis quelques instants autour de lui. — Il me semble que cet échantillon suffit. — Si vous aviez assisté au concile tenu en l’honneur des martyrs japonais, donc ! — Quels martyrs ? — Ceux qu’on a canonisés sous le vocable de saint Prétexte, afin d’avoir une occasion de faire une manifestation contre la liberté, le droit populaire, l’esprit moderne. — Pauvres Romains ! répéta le Soleil. — Et dire que si l’on voulait m’accueillir, j’aurais donné, moi, la solution en deux fois vingt-quatre heures. — Comment donc vous nomme-t-on ? — Le Suffrage universel, pour vous servir ! Personne, dans la question romaine, ne pense à moi. Et, pourtant, en France je suis un des plus gros personnages de l’État. On m’a trouvé excellent en Savoie, et cette province n’a changé de maître que parce que j’ai signé le laissez-passer. On m’a choyé et fêté à Naples, en l’honneur du cadeau que je fis à S. M. Victor-Emmanuel. — Pourquoi, après avoir été si bien reçu là, serais-je ici un proscrit ? Les Romains sont bien des hommes. Ils ont leurs droits de citoyens, à ce que j’imagine. Il bat un cœur dans leur poitrine. Une cervelle pense dans leur tête. Pourquoi les mettrait-on à l'index? Et moi avec eux ? Les cardinaux me tiendraient rigueur... Mais la population m'acclamerait, j’ensuis sûr... Malheureusement, on me repousse comme un pestiféré, et j’ai beau leur apporter la vraie solution... Mais je ne me lasserai point. Je vous quitte pour aller rédiger une pétition au Bon Sens... — Le Bon Sens ! un faible appui, fit Mathieu Laensdrôme, après le départ du Suffrage universel. — Qu’en savez-vous ?... interrogea le Soleil... Pour les rapports que vous avez dû avoir avec lui... — Je sais... je sais que, — d’après ce que je vois, — il est des questions perpétuelles qui, à l’envers du Juif-Errant, sont condamnées à ne jamais marcher... Par exemple, la guerre américaine. — Celle-là aussi dure encore ?... — Si elle dure ?... plus que jamais ! — Voyons ! Et le Soleil franchit l’Océan d’une enjambée, entraînant le compère Mathieu, un peu gêné de ce grand écart. �XV. UN DUO DE GÉNÉRAUX Scène I. — La tente du général Jackson, dit le Terrible Savoyard du Sud.
Le général, appuyant sa tête dans sa main gauche, feuillette de sa main droite un registre volumineux. — Voyons un peu !... Où en sont tous mes comptes ? Car, en Américain d’ordre que je suis, je tiens au courant la comptabilité de mes campagnes. Nous ne sommes pas comme ces Européens qui se battent sans tenue de livres.
(Il tourne les pages du registre.)
Nous disons : Profits et pertes. — Du lundi. — Avoir remporté une brillante victoire sur les fédéraux. Leur avoir enlevé quinze pièces de canon, tué six mille hommes, ravi un drapeau.
Ce fait d’armes, qui nous couvre de gloire, nous assure définitivement la victoire.
— Du mardi. — Avoir essuyé une défaite complète. Avoir laissé l’ennemi les quinze canons que nous lui avions pris la veille; avoir eu, à notre tour, dix mille combattants frappés mortellement; avoir reperdu le drapeau conquis le jour précédent. A la suite de cette défaite, les chances de succès sont cruellement diminuées, et je ne réponds de rien...
— Du mercredi. — Prise de la ville de ***. Nous trouvons dans la ville de *** des munitions abondantes, des provisions de tout genre, de l’argent plein les caisses publiques. C’est un immense résultat obtenu presque sans coup férir. Les gens du Nord ne s’en relèveront pas.
— Du jeudi. — Avoir évacué la ville de ***. Avoir en même temps été obligé de lâcher les munitions abondantes, les provisions de tout genre et l’argent qui remplissait les caisses publiques. C’est pour nous un échec terrible. — Du vendredi. —...
Mais, sapristi ! voilà une semaine qui ne nous avance pas beaucoup. Calculons ce qu’elle nous coûte. Deux et deux... quatre, et huit font douze et douze vingt-quatre et neuf... Bigre ! Plus de cinq millions dépensés. Je commence à croire que cette diable de guerre... N’importe, écrivons à mon Président pour le rassurer. « Mon cher Président des États du Sud, Jamais notre position ne fut meilleure. Tout marche à souhait. Dormez sur vos deux oreilles. » Là, de cette façon, il me laissera tranquille.

SCÈNE II — La tente du général Mac-Clellan, dit l'Arpin du Nord.
Le général est préoccupé.
Devant lui, un gros livre est ouvert; il écrit.
Et, en écrivant, il devise : — Il s’agit de tenir ses écritures à jour... sans cela on ne s’y reconnaîtrait jamais. Où en étais-je ?... Ah ! 
(Feuillettant le livre.)
Profits et Pertes. — Du lundi. — Avoir reculé de deux lieues devant les gens du Sud, qui ont fondu avec une intrépidité fanatique sur mes derrières.
— Du mardi. — Avoir opéré en avant un mouvement qui m’a fait reconquérir les deux lieues perdues la veille.
— Du mercredi. — Avoir passé le Potomac pour rentrer dans les États du Sud.
— Du jeudi. — Avoir passé le Potomac pour sortir des États du Sud.
— Du vendredi. — Avoir pris d’un seul coup de filet deux mille prisonniers. Cette capture offre le plus haut intérêt. Elle portera un coup décisif au moral de l’ennemi.
— Du samedi. — M’être laissé prendre deux mille hommes que j’ai été obligé d’échanger contre mes deux mille de la veille. Donc, rien de fait. — Rien de fait !... Le beau profit !
(Continue de feuilleter.)
— Additionnons maintenant le nombre de mes hommes tués dans toutes ces affaires... Six et trois sont neuf, et neuf, dix-huit ; et cinq, vingt-trois, et onze... Plus de trente mille ! Saperlotte ! Il me semble que cette lutte acharnée pourrait bien... C’est le moment d’adresser à notre Président une missive réconfortante : « Mon cher Président de l’Union » Nous nous trouvons dans une situation que j’oserai qualifier d’excellente. La fortune nous sourit. Mes précautions sont prises de façon à ce que tout concoure à l’heureux et définitif résultat que je convoite. Ne soyez point en peine... » — Maintenant, mettons l’adresse : « A monsieur Lincoln. »
Voilà qui est achevé. Au moins, de cette manière, je n’ai pas à craindre qu’il m’assomme de télégrammes ou qu’il veuille me destituer. — Et pendant ce temps-là le sang coule !... s’écria le Soleil. J’en ai assez vu... Retournons en Europe, en France... Là, du moins !... Et il enjamba de rechef l’Océan, toujours traînant Mathieu Laensdrôme, qui murmurait à part lui : — Faire faire un homme de science des tours de force dignes d’un acrobate du Cirque !...

�XVI. UN JUBILÉ

— Eh bien! ami Mathieu, nous voici sur un territoire qui t’est plus familier que les autres, dit le Soleil. J’espère qu’ici tu pourras me fournir quelques renseignements. — Bien volontiers, monsieur Phœbus... D’après mes calculs, il doit pleuvoir dans... — Il ne s’agit pas de ces renseignements-là... Où en sont les grandes questions à l’ordre du jour ?... La question religieuse, par exemple ? A-t-on enfin compris que la conciliation est la première règle... Par un hasard qui semblait une réponse à sa question précédente, une femme passa en compagnie d’un enfant. Elle se dirigeait vers une église. Et le bambin, tout en marchant, questionnait suivant l’habitude de son âge : — Maman. — Que veux-tu ? — Maman, où donc est-ce que nous allons ? — Mais à l’église. — A l’église; il y a donc une fête ? — Oui, mon enfant. Une grande fête, un jubilé. — Un jubilé. Qu’est-ce que c’est que ça ? — C’est un jubilé. Comment veux-tu que je t’explique davantage ? — Maman, comment donc qu’on célèbre ce jubilé-là ? — Par des prières, des cérémonies religieuses, des chants ? — Ah ! Je voudrais bien voir cela. — Tu le verras, puisque nous y allons. — Maman, pour qui donc ces prières, ces cérémonies, ces chants ? — Pour remercier le ciel d’un anniversaire glorieux. — Ah ! Et de quoi que c’est l’anniversaire ? — C’est l'anniversaire d’une victoire remportée par les catholiques sur les protestants. — Ah ! Les catholiques et les protestants, ils se sont donc battus ? — Certainement. — Et pourquoi qu’ils ne se battent plus ? — Pourquoi ? pourquoi ? — Alors, comme ça, les catholiques ils en ont tué beaucoup de protestants. Et c’est pour cette raison là qu’on va chanter et prier ? — Oui. Que tu es bavard ! — Dame ! Maman, c’est que je croyais comme ça qu’il fallait aimer son prochain et non pas le tuer ? — Certainement. — Alors, pourquoi qu’on se réjouit en l’honneur de gens qui ont été tués ? — Puisque je t’ai déjà dit que c’étaient des protestants. — Alors, les protestants ne sont pas comme les autres hommes ? — Mais si ! — Pourtant, puisqu’au catéchisme on nous a encore dit hier qu’il ne fallait pas faire de mal. — Tu m’ennuies. — C’est tout de même drôle... Dis donc, maman ? — Quoi ? — Si à la pension je flanquais une pile au petit Dussac, qui est protestant, le maître il me récompenserait aussi ! — Certes, non.

— Eh bien, alors, pourquoi qu’on défend aux enfants ce qu’on trouve bien chez les hommes ?... Les voix se perdirent dans l’éloignement ; mais au même instant, et d’un autre côté, arrivait une seconde mère accompagnée d’un second enfant. — Maman ? demandait le petit garçon. — Mon enfant, répondait la mère. — Quels sont donc ces chants joyeux ? — Ce n’est rien, mon ami. — Mais si, c’est quelque chose, j’entends bien, moi. — C’est une fête à l’église catholique. — Une fête ! Comment se fait-il que ce soit fête aujourd’hui ? ce matin tu m’as dit que c’était l’anniversaire de la mort d’un de mes grands-grands-pères, qui a été tué avec beaucoup de monde. — Je t’ai dit la vérité. — Alors, il me semble qu’on devrait être en deuil au lieu d’être en joie ! — Tu vois bien que je ne suis pas en joie, moi, mon enfant. — Non, pas toi ; mais eux... là dedans. — Mon ami, ce sont des catholiques. — Eh bien ! les catholiques ne sont-ils pas nos semblables ? — Certainement. — Pourquoi sont-ils contents de nous voir tristes ? Ils sont donc bien méchants ? — Ils célèbrent le souvenir d’anciennes guerres par un jubilé. — Ah !... Dis donc, maman ? — Quoi ? — Alors, mon cousin Ernest, qui est catholique, il va aussi célébrer la mort de grand-grand-papa ? — Je l’ignore. — Si je savais ça, quand il reviendra à la pension, c’est moi qui le rosserais ! — Mon enfant, je te le défends. — Pourquoi qu'alors il fait de vilaines choses ? Quand on est ami avec les gens, on ne leur veut pas de chagrin. — Qui t’a dit qu’il t’en voulait ? — Lui et les autres... Tu vois bien, tu as une larme dans les yeux, et les chants continuent toujours... J’attraperai mon cousin et... — Je te l’ai déjà défendu. Aimes-tu mieux que je m’en venge quand je serai grand ? Pourquoi qu’il commence avec son jubilé?... Le dialogue s’éloignait et finit par s’éteindre. S. M. le Soleil hochait la tête d’un air attristé. — Quand je pense, dit-il, que depuis que je luis pour tout le monde, je n’ai pas encore pu parvenir à faire aimer la lumière, et que l’obscurantisme fanatique tient encore ses assises au cœur du XIXe siècle !... — Aussi voulais-je éclairer mes concitoyens, objecta Mathieu Laensdrôme. — Pour cela n’ont-ils pas la presse ?... S’ils savent s’en servir !...




�XVII. VADIUS ET TRISSOTIN

— La Presse, c’est moi, messieurs, s’écria un inconnu. — C’est moi, fit un autre. — Vous ! Par exemple ! Vous ! Quelle plaisanterie ! — Avez-vous lu, je vous prie, les solutions de la question italienne, rédigées à mon intention, par mon vicomte Arthur ? — Oui, je les ai lues, pour mon malheur ! — Comment ! Pour votre malheur ! Son auteur les trouve admirables. — Cela n’empêche pas qu’elles ne soient absurdes. — Faites-en donc autant ! — Par exemple ! m’en préserve le ciel ! — Je vous soutiens, moi, que mon vicomte est le premier des écrivains politiques, que ma confédération est sublime de conception. — Permettez-moi de vous lire, en ce cas, ma solution à moi, et vous allez voir. L’unité italienne en est la base. — L’unité italienne, l’œuvre des révolutionnaires ! Allons donc... (Ici la France se mit à empoigner la forme poétique pour mieux traduire son exaltation.) Ce n’en est plus la mode, elle sent son vieux temps. LE JOURNAL LE CONSTITUTIONNEL, imitant cet accès de rime : L’unité, cependant, charme beaucoup de gens. LE JOURNAL LA FRANCE : Cela n’empêche pas qu’elle ne me déplaise. LE CONSTITUTIONNEL : Elle n’en reste pas pour cela plus mauvaise. LA FRANCE : Pour les brouillons elle a de merveilleux appas. LE CONSTITUTIONNEL : Cependant nous voyons qu’elle ne vous plaît pas. LA FRANCE : Vous donnez sottement vos qualités aux autres. LE CONSTITUTIONNEL : Fort impertinemment vous me jetez les vôtres. LA FRANCE : Va ! Bonnet de coton, barbouilleur de papier. LE CONSTITUTIONNEL : Va ! Fausse officieuse, opprobre du métier. LA FRANCE : Avec ton Limayrac, si cher au ministère ! LE CONSTITUTIONNEL : Avec les songes creux de ton La Guéronnière ! LA FRANCE : Va, va restituer les arguments moisis que réclament sur toi les journaux cramoisis. Ma vogue est assurée; en vain tu me critiques. LE CONSTITUTIONNEL : Oui, oui, je te renvoie aux journaux satiriques. LA FRANCE : Je t’y renvoie aussi. LE CONSTITUTIONNEL : J’ai le contentement qu’on voit qu’ils m’ont traité plus honorablement. Ils me donnent parfois une atteinte légère parmi les grands formats que le public révère; mais jamais leurs brocards ne te laissent de paix, et l’on t’y voit partout être en butte à leurs traits. LA FRANCE : C’est par-là que j’y tiens un rang plus honorable. On te met dans la foule ainsi qu’un misérable. On croit que c’est assez d’un coup pour t’accabler, et l’on ne te fait plus l'honneur de redoubler. Moi, l’on m’attaque à part comme un noble adversaire. Car vaincre Pollonais n’est pas petite affaire ! Contre mon sénateur, redoublés en tous lieux, les coups montrent qu’il est toujours victorieux. LE CONSTITUTIONNEL : Dis donc que tu fournis tant prise au ridicule qu’il n’a jamais fini. LA FRANCE : Le plus mince opuscule de mon grand directeur vaut seul le bric à brac que débite aux niais ton petit Limayrac ! LE CONSTITUTIONNEL : Ton style est tortueux, ta politique est louche; moi, c’est l’autorité qui parle par ma bouche. LA FRANCE : A Chaillot, vieux caduc ! Tous tes airs de hauteur ne te rehaussent pas, bâtard du Moniteur ! LE CONSTITUTIONNEL : Grenier t’écrasera d’arguments sans réplique. LA FRANCE : Garcin te fera voir quelle est sa politique. LE CONSTITUTIONNEL : D’articles colossaux Vitu t’assommera. LA FRANCE : Il produit, en effet, toujours cet effet-là ! LE CONSTITUTIONNEL : Nain qui contre un géant acceptes la bataille. LA FRANCE : Mais c’est, vieux radoteur, toi qui n’es pas de taille. LE CONSTITUTIONNEL : Tu verras les lecteurs te passer sous le nez ! LA FRANCE : Je te joue aux gros mots tes derniers abonnés ! Les deux adversaires allaient se saisir aux cheveux, quand un bruit musical vint détourner leur attention.

�XVIII. LA SÉRÉNADE

On eût dit une sérénade. En effet, c’en était une. Une troupe nombreuse de musiciens exécutait un allegro bien senti. Les deux journaux étaient stupéfaits ; mais, se remettant bientôt : — Sans doute, quelque galanterie de la population parisienne, murmura modestement chacun d’eux. Elle me comprend si bien ! Mais leur stupéfaction redoubla en même temps qu’ils achevaient ces paroles. Car ils venaient de reconnaître les exécutants. Le violon était tenu par M. de Riancey. M. Janicot grattait la guitare. M. Coquille soufflait dans la clarinette. Puis, autour d’eux, M. Laurentie jouait du trombone, M. Tiengou de l’accordéon, M. Chantrel de la grosse caisse. Un orchestre complet ! Les deux journaux, ahuris, cherchaient vainement une issue à leur perplexité, quand la symphonie s’arrêta. Les symphonistes agitant en l’air leurs chapeaux, se mirent à pousser trois fois le cri de : « Vive la France ! Vive la France ! » Le Constitutionnel pâlit de jalousie. La France ne put s’empêcher de saluer en posant la paume de la main sur son estomac. Mais elle ne comprenait pas plus pour cela. Au contraire. Son cœur battait à rompre sa poitrine. Elle n’avait pas eu le temps de reconquérir son sang-froid quand la symphonie recommença avec fracas. — Une ! deux ! trois ! ordonna M. de Riancey, qui remplissait évidemment les fonctions de chef d’orchestre. Un tutti formidable ébranla les échos. — De grâce ! exclama la France... Je suis très-sensible... Mais... Le morceau continuait imperturbablement. — Halte ! cria M. de Riancey, quand on fut arrivé à la fin. — Pardon, messieurs, insinua la France, profitant de ce répit, mais je vous demanderai ce qui me vaut l’honneur de... — Vive la France ! vociféra le chœur. Elle salua derechef. Pourtant, elle comprenait de moins en moins. Sur ces entrefaites, le jeune Janicot s’était avancé hors des rangs. Il tenait à la main un manuscrit. Il toussa légèrement, promena un regard modeste sur l'auditoire, tira d’une des basques de son habit un bouquet de violettes qu’il y avait adroitement dissimulé jusque-là, et, le tendant à la France : — Illustre feuille, dit-il, Acceptez ce bouquet, Il n’est ni beau ni bien fait, Mais c’est notre cœur qui vous l’offre. Les temps sont durs ; nos trois caisses se sont cotisées à votre intention, n’en demandez pas davantage. Ce qu’il convient de voir, illustre feuille, dans cette manifestation, c’est le sentiment de reconnaissance qui nous l’inspire. Béni soit à jamais celui qui a eu l'heureuse pensée de vous donner le jour ! M. Janicot, en achevant ce petit speech, tendait toujours son bouquet de violettes. Clouée par l’étonnement, la France n’avait pas la force de parler. Enfin, s’arrachant à ce mutisme : — Messieurs, croyez que... vraiment... je suis pénétrée... Cependant, serait-il indiscret de vous demander à quoi je dois... car enfin... De quoi êtes-vous donc si reconnaissants ?

— De quoi ! exclama le chœur ; elle ne sait pas de quoi ! — illustre feuille, votre question prouve la candeur de votre cœur. Voici notre réponse : Avant la naissance de la France, nos trois journaux servaient seuls de cible aux plaisanteries publiques. C’était toujours à nos dépens qu’on riait. Grâce à vous, les rieurs ont changé de domicile et s’égaient de vos facéties. Nous n’oublierons jamais que nous vous devons cette trêve... jamais nous ne l’oublierons. Adieu, illustre feuille... Puissiez-vous continuer indéfiniment à remplir vis-à-vis de nous ce rôle de paratonnerre du ridicule... Adieu !... Sur quoi, la procession se remit en marche en attaquant une polka. La France exaspérée avait disparu en brandissant le poing. — Dis donc, Mathieu, fit le Soleil, tu sais que je commence à m’amuser... Quelle est donc cette feuille qui... Ah ! ah !... La charge est bonne... Cette feuille qui... Ah ! ah ! ah !... Et il se remit à se tordre de rire.

�XVI. L’IDOLE

Cette feuille, M. Phœbus, reprit Mathieu Laensdrôme, est le pendant de feu L'Époque... — Vous vous souvenez : Lisez l'Époque ! — Si je m’en souviens !... A force d’être poursuivi par ces affiches monstrueuses, j’en ai contracté deux taches de plus ! — Eh bien ! Le journal d’aujourd’hui est L'Époque de la France, comme l’autre était la France de l'époque... Toutes deux d’ailleurs professant un cours de réaction en une foule de leçons... — La gaillarde n’a rien négligé pour battre la grosse caisse et attrouper les badauds... — Elle a été jusqu’à emprunter aux théâtres le truc qui consiste à annoncer un mois à l’avance, une première représentation avec ces variantes de publicité : — Très-incessamment, la première de... — Irrévocablement... — Au premier jour... — Demain, sans remise... — En tête de chaque numéro, et quinze jours avant, cette feuille tambourine qu’elle va publier : UNE LETTRE DE M. LE VICOMTE. — Bien plus, on a imaginé de répéter les articles dudit vicomte, comme on répète une pièce. — Chaque matin, un porteur remet au domicile de toute la rédaction un billet de répétition, comme les tambours de la garde nationale remettent des billets de garde. Sur ce billet est écrit : À midi, lecture du premier paragraphe de la lettre de M. de la Guéronnière sur le Pouvoir TEMPOREL. — A midi précis la rédaction est au grand complet. Le vicomte entre et s’asseoit sur un siège en forme de trône. Trois hurrahs se font entendre. Le vicomte salue. Puis, il tire un manuscrit de sa poche et lit vingt lignes. Des bravos éclatent. M. le secrétaire de la rédaction demande bis. Mais M. de la Guéronnière se soustrait à cette ovation déclarant qu’il a une conjonction à revoir et un verbe à changer. — Le lendemain, nouveau billet de répétition. On passe à la seconde phrase. On essaie un adjectif de Bengale qui doit clore brillamment l’alinéa et un paragraphe à trappe pour un changement à vue d’opinion. Et ainsi de suite. Mais ce ne sont là que des essais intimes. — Vient le jour de la répétition générale. Des invitations ont été envoyées aux dames. Des gardes de Paris maintiennent l'ordre dans l’escalier. Deux lampions brillent à la porte du noble journal.

L’auteur de la Lettre sur le temporel commence. Entre chaque fragment, un pianiste, élève du Conservatoire, exécute des symphonies variées. On a même distribué un programme où on lit : PREMIER PARAGRAPHE. Exposition. — Les arguments se rangent sur le devant de l’article. DEUXIÈME PARAGRAPHE. Seul contre trois ! — D’un revers le second paragraphe couche la Patrie sur le carreau, pourfend le Siècle, décapite la Presse. TROISIÈME PARAGRAPHE. Combat singulier. — Le jeune et présomptueux Limayrac mord la poussière. QUATRIÈME PARAGRAPHE. Apothéose. — La raison triomphant en la personne de M. le vicomte. Mais, malgré tout ce déploiement de pompes, acheva Mathieu, cela ne mord pas. — Et pour quelle raison ? demanda le Soleil. — Pour quelle raison ?... Parce que le public n’est pas si... public qu’il en a l’air... Dans les premiers jours, bien ; ensuite... Tenez, pour vous faire toucher du doigt le vif de la situation, laissez-moi vous raconter un apologue de ma composition. — Tu fais des apologues, toi ? — J’ai fait celui-là. — Voyons un peu ! — Le voici :

Il était une fois, — dans un pays sauvage, — une idole singulière dont l'histoire est des plus instructives. L’idole, inaugurée avec grande pompe en présence de toutes les tribus assemblées, devait avoir, au dire de ses prêtres, la propriété de rendre des oracles au nom de la divinité. Il suffisait, pour jouir de ces oracles merveilleux, de déposer à la porte du lieu où l’idole était exposée, une somme fixée par un tarif rédigé naturellement par les ministres de ce culte bizarre. Et en effet. Un premier sauvage s’étant aventuré à la consultation, entendit une voix qui rendait les oracles les plus extravagants. La voix sortait de l’intérieur de l’idole, et le sauvage, frappé d’admiration, s’éloigna en criant partout : — C’est le dieu qui parle par la bouche de cette image !... C’est le dieu !... Je l’ai entendu. Aussitôt ce ne fut qu’un seul et même empressement au pays des sauvages, car les moutons de Panurge sont de toutes les nations. Tout le monde, en proie à un respect superstitieux, se disposait à aller consulter à son tour. On ne parlait que de l’idole, on ne jurait que par l’idole. Bien entendu, les prêtres du lieu avaient soin de stimuler cet enthousiasme par des réclames habilement préparées, et déjà ils rêvaient des encaissements fabuleux de bénéfices. Hélas ! ils comptaient sans une circonstance qui vint déranger tous leurs beaux projets. Le second jour, au moment où le temple se remplissait de fidèles, tous accourus pour payer une consultation, on vit tout à coup entrer un homme. C’était le prêtre d’un temple rival. À son aspect, les autres frémirent instinctivement, et la foule assemblée fut prise d’un mouvement de curiosité. Et lui s’avançant : — Pauvres niais ! Vous ne voyez donc pas que l’on exploite votre crédulité et que vous êtes dupes de promesses illusoires. Cette idole, vous dit-on, est l’interprète des volontés suprêmes. C’est le dieu lui-même qui parle par sa bouche. Moi je suis venu pour vous détromper. Il n’y a pas ici de dieu, il n’y a qu’un homme comme vous et moi. Regardez !

En même temps, l’orateur renversa d’un coup violent l’idole qui était creuse à l’intérieur, et les sauvages aperçurent, blotti dans cette cachette, un des leurs qu’on avait chargé de jouer le rôle surnaturel. Et tous les assistants éclatant de rire. — Tiens, ce n’est que Chose ! Ah ! ah ! ah ! on ne nous y reprendra plus. De ce jour, c’en fut fait de l’idole qui avait perdu son prestige, et dont les prêtres redevinrent Gros-Jeans comme devant. Il. Il était une fois aussi, — mais dans un pays très civilisé, — un étrange journal dont l’histoire offre quelque intérêt. Le journal, pompeusement inauguré à la face des trente-six mille communes dont se composait le pays très civilisé, devait, disaient ses fondateurs, rendre des oracles au nom du pouvoir même. Les oracles étaient cotés à cinquante-quatre francs par an, et il n’aurait pas fallu avoir cinquante-quatre francs dans sa poche pour se refuser le plaisir d’être en communication intime avec l’autorité. Et en effet ! Le premier jour, les choses marchèrent admirablement. Un Prudhomme, qui avait risqué la lecture de la feuille nouvelle, déclara qu’il y avait positivement reconnu les inspirations suprêmes. — C’est bien le pouvoir qui parle par sa bouche, proclama-t-il en achevant une tartine gigantesque sur la politique extérieure. Et tous ceux qui désiraient savoir enfin à quoi s’en tenir sur les ténèbres de la question romaine et d’une foule d’autres questions, fouillaient déjà dans leur gousset pour payer un abonnement. On ne parlait que de la France, on ne jurait que par la France. C’était le nom de la feuille nouvelle. Aussi, comme de juste, les fondateurs et le caissier se frottaient-ils mutuellement les mains. Le succès était assuré. Ô douleur ! ils n’avaient pas prévu un événement qui ruina leurs espérances. Le second jour, au moment où le public allait passer à la caisse, on vit tout à coup fondre un autre journal. C’était un rival. À sa vue, les rédacteurs de la France tremblèrent, et la galerie prévit quelque chose de comique. Et lui s’avançant : — Naïve matière abonnable, tes écus vont s’égarer et ta confiance aussi. Ce journal se prétend l’interprète du pouvoir. C’est le gouvernement lui-même qui parle par sa bouche. Mais cela ne se passera pas comme cela. Il n’y a pas de gouvernement ici, il n’y a qu’une plume comme la mienne ou la vôtre. Regardez ! En même temps le rival poussa la porte du cabinet de rédaction, et l’on y vit un simple mortel en train de formuler les soi-disant oracles. Sur quoi tous les assistants de s’écrier : — Tiens ! ce n’est pas le gouvernement... C’est M. de La Guéronnière ! Ah ! ah ! ah ! nous nous le tiendrons pour dit ! De ce jour, le nouveau journal avait perdu son prestige. Il ne lui restait que le mérite de sa prose. Ce fut trop peu. Comprenez-vous maintenant, monsieur Phœbus, ajouta Laensdrôme, ce que c’est que le journal la France ?... — A merveille !... Mais, c’est-à-dire que tu es de première force sur l’apologue. Tu aurais mieux fait de t’adonner à ce genre-là qu’à tes prédictions... — Ne sont-ce pas des fables aussi ?... Insinua Mathieu avec un charmant à-propos. �XVII. LE SATISFAIT

— Et l’autre !... demanda M. le Soleil après une pause. — Quel autre ?... — Celui qui tout à l’heure se disputait si bien avec la France. — Le Constitutionnel ? — Oui... Que dit-il ? Que fait-il ?... À quoi sert-il ?... Jadis, il était voué, si ma mémoire ne m'abuse, au culte du serpent de mer... Je veux faire une visite à son directeur... Tournez le bouton, s. v. p... Ce doit être ici... Tiens, il y a une lucarne... Regardons, avant d’entrer. M. Paulin Limayrac était dans son cabinet. Tout autour, et sur quatre rangs, s’étageaient des casiers garnis d’énormes cartons verts sur lesquels on lisait : La Patrie, 1859. Articles d’approbation chaleureuse (136 formules). Émotion contenue (260 formules). Adoration perpétuelle (40 formules). Le Pays, 1860. Articles de profonde reconnaissance envers le pouvoir (111 formules). Mots sur le bonheur du peuple (39 formules). Panégyrique de personnages officiels (93 cadres différents). Le CONSTITUTIONNEL, 1861-62. Épanchements du cœur vis-à-vis des actes ministériels (128 formules). Enthousiasmes lyriques (311 guitares). Admirations sans réserve (497 cas). La collection contenait en outre, et par douzaines, des cartons qui portaient entre autres mentions pittoresques : Carton des adjectifs sympathiques. — Carton des exclamations religieuses. — Modèles de morbidité officieuse. — Modèles commençant par : Notre cœur déborde... — Périphrases poétiquement dévouées. — Formules pour louer un acte de charité gouvernementale. — Idem pour chauffer un projet peu populaire. — Idem pour un discours ministériel. Nous sommes obligés de suppléer au reste de la nomenclature par une série d’interminables et cætera. Seules, les opinions soutenues par M. Limayrac à la Presse, — et chacun en faisait la remarque, — ne figuraient pas dans la collection qu’elles auraient sans doute déparée. II. Adonc notre journaliste travaillait dans le cabinet dont le lecteur vient de lire la description sommaire. Son travail devait être bien important, car il fronçait le sourcil et avait déjà fouillé d’une main impatiente dans plus de vingt cartons. — Ce n’est pas encore cela... Je voudrais quelque chose de plus corsé... quelque chose d’inédit... Ah ! dame, voilà le mauvais côté de mes attributions. Quand on dit toujours la même chose, il est difficile de la dire toujours d’une façon différente. Et il se remit à fouiller les cartons : — Il y a certainement là des trésors de style et d’ingéniosité, et je puis le proclamer, nul autre, pas même mon émule de Cassagnac... Mais, ce n’est pas encore l’idéal que je rêve pour la circonstance. Hier, j’ai lancé un premier article d'approbation bien sentie, il faut corroborer l’expression, il faut appuyer sur la détente. J’y suis... Oui, c’est une inspiration.

III.

Et, depuis une demi-heure, M. Paulin Limayrac écrivait, écrivait toujours. Les lignes succédaient aux lignes, les paragraphes aux paragraphes. Il s’arrêta enfin et commença à se relire. III. — Parfait ! Délicieux ! Je n’eus jamais plus de brio, plus de saveur, plus d’audace dans la soumission, plus de témérité dans la prudence. Mais, comme il s’offrait ses propres félicitations, un de ses collaborateurs entra dans le cabinet aux cartons verts. — Que voulez-vous, Machin ? — Demander si monsieur le rédacteur en chef n’a pas de copie à donner aux imprimeurs. — Si, parbleu ! cet article sur le maintien de M. Thouvenel. Ecoutez-moi ça, et vous m’en direz des nouvelles. — Mais, maître ?... — Eh bien ? — Vous approuvez, probablement ? — Si j’approuve, écoutez-moi un peu. — Permettez... — J’étrenne même aujourd’hui une série d’images dont vous serez renversé. — Je n’en doute pas, maître. — Alors, écoutez-moi ça. — Malheureusement, il y a un inconvénient imprévu. — Un inconvénient ? — Hélas ! irrémédiable, je le crains bien. — Et lequel, s’il vous plaît ? — C’est que M. Thouvenel vient d’être remplacé. M. Paulin Limayrac resta anéanti. IV. Toutefois, ce ne fut que l’affaire d’un instant. Il passa la main sur son front brûlant et créateur ; il mesura d’un coup d’œil la situation, puis, comme un capitaine qui vient de décider, par un trait de génie, le gain d’une bataille : — Machin, mon ami, vous êtes un être intelligent... — Maître... — Ne me remerciez pas, ce n’est pas un compliment que je vous fais... Mon article n’est pas de ceux qu’un souffle efface, mes métaphores ne se laissent pas prendre au dépourvu. Du moment où je sais d’avance que mon enthousiasme sera le même demain, rien ne s’oppose à ce qu’on imprime l'article en substituant le nom de M. Drouin de Lhuys... — Je n’entre pas, dit le Soleil !... Eh bien ! Mathieu... où allez-vous ? Quand je vous dis de ne pas entrer. — Pardon... balbutia Mathieu prêt à se faufiler, mais j’avais... je voulais demander l’insertion d’une petite lettre sur une trombe d’eau qui doit... — Incorrigible ! murmura M. Phœbus.�XVIII. UNE QUESTION EPINEUSE

— Comme Sa Majesté et son compagnon venaient de ne pas faire visite au Constitutionnel, ils aperçurent un monsieur qui donnait les signes du plus profond désespoir. Sa Majesté daigna s’approcher, et questionnant ce désespéré : — Qu’avez-vous donc, mon ami ? — Ce que j’ai... Ah ! Monsieur !... Vous voyez un homme dans une bien triste situation... J’étais encore hier actionnaire d’un journal important ; mais le rédacteur en chef étant mort, l’autorisation est morte avec lui, et je suis menacé de perdre ma pauvre part de propriété, si nous n’obtenons une autre autorisation. — Il se pourrait ! — N’est-ce pas que cela vous semble étrange ; car enfin on tient à la propriété d’un journal comme à une autre. Pour la sauvegarder, il faudra donc désormais attacher tout un comité de surveillance aux pas du rédacteur en chef accepté pour l’empêcher de commettre le moindre excès. La chasse lui sera défendue, car un fusil a bientôt éclaté et nous serions dépossédés. On en arrivera même, n’en doutez pas, à adjoindre au malheureux deux docteurs préposés à l’inspection de sa santé. — Où allez-vous ? dit l’un. — Dîner en ville. — Du tout. — Comment du tout ? — Vous pourriez attraper une indigestion et alors bonsoir la feuille que vous dirigez et qui vaut un million. — Je vous promets d’être sobre. — Jurez-moi, au nom des actionnaires, de ne pas manger de melon et de ne pas boire de champagne... Au reste, je serai là. — Vous m’accompagneriez à dîner ? — Certainement ! Je veux m’assurer par moi-même que vous ne ferez pas d’excès. Le rédacteur en chef voudrait-il voyager ? — Halte là, dira un des inspecteurs ; en voyage il arrive des accidens. Voudra-t-il aimer ? — Halte là, l’amour surexcite les esprits. On aura à l’usage des rédacteurs en chef un réglement qui : Considérant que la propriété d’un journal est attachée à leur vie, décrétera : Que le rédacteur en chef doit porter de la flanelle en toute saison, Rentrer avant huit heures en été, neuf heures en hiver, Faire de la gymnastique matin et soir. Boire de la tisane purgative toute l’année, etc., Encore cela ne suffira-t-il pas. Avec juste raison les actionnaires ombrageux trouveront qu’un homme ordinaire ne présente pas assez de garanties de vitalité. Quand on voudra fonder un journal on ne cherchera plus Un homme de condition, Un homme de talent, Un homme lettré ; On cherchera un hercule. L’hercule trouvé, on l’amènera devant le comité de surveillance du futur journal. Une tête de Turc sera préparée d’avance. — Messieurs, fera le gérant en montrant le sujet, je crois que nous avons enfin mis la main sur l’idéal des rédacteurs en chef, un gaillard qui assure de longsjoursdeprospérité à notre publication. — Ah ! ah !.., Monsieur a été dans quelques autres feuilles ? demandera un membre du conseil. — Dans aucune. — Il a écrit des romans ? — Allons donc. — Mais alors !

— Alors monsieur est l’idéal du rédacteur en chef tel qu’il le faut. Voyez ces biceps ! Du fer. Ce coffre... toussez. Hum ! hum ! Quel son ! Maintenant. Il va asséner un coup de poing sur la tête de Turc. 590 !... Un rédacteur en chef qui amène 590 ! Nous serons les seuls de la presse parisienne... De la sorte nous n’aurons pas à craindre que sa mort vienne de longtemps mettre à néant notre entreprise.....

— Maintenant, acheva l’homme aux lamentations en s’adressant aux deux touristes, qu’en pensez-vous ? — Ces exemples grotesques, qui ne sont que la conséquence exagérée de la situation qui serait faite à la presse par les procédés que vous savez, ces exemples ne concluent-ils pas ?

En vérité, messieurs, prenez-moi en pitié, car je suis bien à plaindre. J’ai perdu mon rédacteur en chef, et Dieu sait si j’en pourrai trouver un autre qui soit agréé.

�XIX. UN VETO IMPRÉVU

Le malheureux continuait à se lamenter, quand un nouveau venu intervenant soudain : — Vous êtes à plaindre, dites-vous,... et moi donc ! — Vous ! — Oui, moi !... Vous ne parlez que pour les journaux... Et les livres !... Figurez-vous, monsieur, continua-t-il en apostrophant le Soleil, que tel que vous me voyez, je suis auteur d’un volume auquel je comptais donner le jour. Pour cela, il m’avait fallu déjà :

1° Réunir la somme nécessaire à la publication ; car l’éditeur est rare de nos jours ; 2° Morigéner moi-même mon œuvre en l’écrivant ; 3° L’éplucher après l’avoir écrite en songeant aux lois ad hoc. Ces précautions préalables étant remplies, je me croyais quitte de toutes les autres. Mais j’avais compté sans les scrupules de MM. les imprimeurs, qui constituent présentement un supplément de censure dont vous apprécierez la rigueur par le récit authentique qui suit : Je me rends, mon manuscrit sous le bras, chez un typographe :

— Monsieur, lui dis-je, c’est un livre. — Fort bien. — Un livre de mon crû que je veux vous faire imprimer. — Ah ! ah ! — J’ai eu soin de n'aborder que des matières littéraires... — Nous verrons bien, monsieur. — Et quelles sont les conditions de prix ? — Avant ces conditions-là, il importe de savoir s’il me convient d’imprimer votre copie. — Mais... — Veuillez me la laisser et repasser dans deux jours. Deux jours après, je reviens à la charge. — Monsieur... — Ah ! c’est vous. J’ai lu votre manuscrit. Vous êtes charmant, vous, avec vos matières purement littéraires... Et ce passage de votre roman où vous mettez en scène un député... — Qu’importe ! ce n’est pas là de la discussion. — A votre sens, c’est possible, mais au mien... Toutefois je dois vous dire que j’ai résolu de ne pas m’en rapporter à mon propre jugement. Ma femme vous tient. — Comment !... — Je ne fais rien sans la consulter. Repassez chercher la réponse la semaine prochaine. La semaine prochaine me ramène, hélas ! — Eh bien ? — Eh bien ! ma femme hésite... Un député en scène, c’est grave. — Encore une fois…

— Il n’y a pas d’encore une fois ; c’est grave. Aussi elle a résolu de prendre l’avis de son cousin, en qui elle a une confiance illimitée... un jeune homme charmant, bachelier ès-lettres et employé au ministère de la justice.

— A ce compte, je n’en finirai pas. — Par exemple ! Le cousin de ma femme a promis réponse dans la quinzaine. Au bout de la quinzaine, je me présente une quatrième fois. — J’espère qu'enfin... — Chut ! pas si haut ! il y a dans la pièce à côté un journaliste du gouvernement et vous me feriez perdre sa confiance. — Ah bah ! — Le cousin de ma femme a porté votre manuscrit à un vieil oncle qui a été magistrat ; le vieil oncle l’a fait lire à son filleul, qui est dans le barreau ; ce filleul l’a... — Enfin quelle conclusion ! — Aucune. Ils n’ont pas osé se prononcer. — Que le diable soit !... Alors nous sommes bien avancés ! — Très-avancés. — Et vous imprimez ! — Pas du tout. Mon correcteur était favorable, mais les compositeurs à la majorité de trois voix ont décidé qu’il y avait péril en la copie. J’ai bien l’honneur de vous saluer... Tel est le récit vrai de mes malheurs. Jugez, monsieur, de la situation et dites-moi si j’avais tort tout à l’heure, en mes doléances ! — Vous aviez raison, mon ami, approuva le Soleil. Trop raison, car je crains fort qu’en embarrassant ainsi, sous prétexte d’orthopédie, la marche de la pensée, on ne finisse par la rendre impotente tout à fait... N’est-il pas vrai, Mathieu ? — Oui, monsieur Phœbus... 2 et 2 font h... je pose 4 : cela fait donc un total de 2,498,579 flocons de neige qui tomberont d’ici à... — Comment ; je t’y prends encore !... — Sire, excusez-moi !... La politique finissait par me tourner sur le cœur, et pour me réconforter, j’essayais... — Pour te réconforter tu vas te remettre en route. C’est de l’homéopathie. — Monsieur Phœbus, de ce train-là, je vous prédis que je ne pourrai pas vous suivre longtemps. — Tu le prédis ?... Merci, me voilà sûr du contraire.�DEUXIEME PARTIE.
 UN RÊVE DE M. SANSON.

La dernière rencontre faite par Sa Majesté le Soleil avait laissé dans son esprit une profonde impression. — Je saurai à quoi m’en tenir sur la condition des écrivains, murmurait-il en cheminant... La littérature a toujours été un de mes faibles, en ma qualité de propagateur de lumières... Encore un coup, il faut que je sache à quoi m’en tenir... et pour cela... Il venait de lui pousser une idée qu’il mit aussitôt à exécution. En effet, arrêtant le premier bourgeois qui s’offrit à ses yeux : — Pardon, monsieur... — Vous désirez... — Monsieur, je suis étranger, et, en cette qualité, un peu ignorant des choses de ce pays... Pourriez-vous me renseigner et me dire quel est à votre connaissance l’écrivain qui a fait, cette année, le plus parler de lui ? — C’est M. Sanson, répondit le bourgeois sans hésiter. — Allons alors chez M. Sanson... quoique je n’aie jamais... Monsieur, je vous remercie. Et — toujours par le procédé du Diable boiteux, Sa Majesté le Soleil pénétrait, cinq minutes après, dans l’intimité du grand auteur qu’on venait de lui désigner. M. Sanson, brisé probablement par les émotions d’une journée consacrée aux lettres, s’était endormi. Un songe visitait son sommeil. M. Sanson voyait d’abord une rue. Cette rue était encombrée par une foule immense qui stationnait devant une boutique, — la boutique du libraire qui publia les Mémoires de sept générations de bourreaux. Un cordon de troupes avait peine à réprimer l’enthousiasme débordant de la multitude, avide de s’arracher les exemplaires et la prime étrange de l'ALBUM DES SUPPLICIÉS. Cent cinquante commis passaient leur temps à livrer par brassées, à des acheteurs idolâtres tous les exemplaires qu’une machine de quatre cents chevaux tirait sans discontinuer. Bientôt la spéculation s’en mêlait. On achetait les volumes à prime pour l’heure suivante. On achetait même des promesses de volumes. La recette d’une seule journée s’élevait à la somme de treize cent mille six cent soixante-cinq francs vingt-un centimes. II. M. Sanson voyait ensuite sa maison. Il rentrait satisfait de ce premier examen, ayant calculé qu’à la fin du mois, il serait sept fois millionnaire. A sa porte stationnait une voiture à bras. Dans cette voiture des journaux empilés. — Voilà ce qu’on a apporté pour Monsieur, lui disait le concierge. M. Sanson faisait monter les colis par plusieurs commissionnaires et se mettait à lire. De ces journaux, les uns contenaient simplement des articles où on comparait l’auteur à tous les génies de la France. Les autres ajoutaient à ces éloges des offres éblouissantes. — Venez, lui disait-on dans l’un. Nous comptons sur vous pour réveiller l’abonné. Nous ne reculerons devant aucun sacrifice. Nous vous donnerons dix sous de plus par ligne qu’à Ponson du Terrail lui-même !... Ce n’est pas tout. Une lettre du grand Alexandre Dumas seul inondait de joie le cœur de M. Sanson. Cette lettre commençait ainsi : « Mon cher confrère !!! » III. M. Sanson se voyait ensuite devant la Société des gens de lettres. Sur une demande faite par lui, il venait d’être reçu membre de cette Société par acclamations. C’était à qui le féliciterait. Et lui, pour reconnaître dignement cet enthousiasme, demandait la parole. Aussitôt un profond silence s’établissait dans la salle. — Messieurs, disait-il, c’est avec une bien douce joie que je reçois les hommages, si doux à mon cœur, de mes nouveaux collègues. J’ai eu, je puis dire, dans ma vie, pas mal d’émotions, mais aucune ne fut plus vive que celle-ci. Mon intention, Messieurs, n’est pas de me borner à des remerciements stériles. Mes moyens me permettent mieux que cela. Jadis un personnage célèbre, quoique anonyme, institua ici, pour payer sa bienvenue, un prix de dix mille francs. Je l’éclipserai d’un seul coup. J’ai l’honneur de fonder un prix de cent mille francs pour la meilleure pièce de vers produite sur ce sujet : « La vraie victime c'est le bourreau.. » J’ai toujours eu un faible pour la poésie, Messieurs, faible qui m’est commun avec toutes les âmes tendres et portées au sentiment. J’ajouterai que jamais sujet ne fut plus piquant. J’ai été payé pour le savoir... Violents applaudissements. Ovation.

IV.

M. Sanson se voyait ensuite dans son cabinet. Il méditait. — Je suis riche, se disait-il, mes Mémoires m’ont rapporté des châteaux, des prés, des bois. Je peux manger des truffes à tous mes repas ; j’ai éclipsé l’astre littéraire de M. Sarcey Francisque lui-même. Quand je vais quelque part où il se trouve, il a beau se démener suivant son habitude, c’est moi qu’on regarde. J’ai épuisé toutes les coupes des voluptés glorieuses. J’aurais pu épouser une duchesse que ma prose avait rendue folle. Le théâtre m’est ouvert. J’aurais des drames à remuer à la pelle, si je ne méprisais ce genre vulgaire et trop brutal pour ma délicatesse naturelle. On cite ma charité à tel point, qu’un vaudevilliste m’a surnommé le bourreau de bienfaisance. Que puis-je souhaiter ? — Rien ! Si ! quelque chose. Quelle idée !... V M. Sanson se voyait ensuite dans une voiture. Un habit noir ceignait sa taille, une cravate blanche étreignait son col. Lui et la voiture, la voiture et lui, allaient de quartier en quartier. La voiture restait en bas, lui montait, sonnait et entrait. On appelle cela faire ses visites académiques. Car M. Sanson s’était porté candidat à un fauteuil vacant, par suite du trépas d’un quarante quelconque. C’était là son idée. Partout il recevait l’accueil le plus flatteur. En apprenant le nom de son auguste visiteur, M. Guizot se précipitait à sa rencontre jusque dans l’antichambre. M. Villemain le reconduisait, — ce qu’il ne fait pas toujours. M. Saint-Marc Girardin lui parlant de ses Mémoires, lui disait : — Vous êtes déjà classique de votre vivant... On pourrait vous appliquer le vers fait pour Molière : Rien ne manque à sa gloire, il manquait à la nôtre. M. Sanson, touché de ces preuves de haute sympathie, répondait à M. Saint-Marc : — Vous êtes bien bon !... Est-ce que vous n’êtes pas parent d’un homonyme qui, jadis, eut maille à partir avec un de mes prédécesseurs ? — Pardon ! Cela ne s’orthographie pas de même, Dieu merci. Vous voulez dire : Cinq-Mars, objectait M. Saint-Marc. Malgré cette légère inconséquence, les visites de M. Sanson ne lui procuraient que de l’agrément. Il obtenait, le jour de l’élection, trente boules blanches. Son concurrent était Théophile Gautier.

VI.

M. Sanson se voyait ensuite à l’Académie. On le recevait. M. Cousin prononçait le discours. — Oui, Messieurs, disait-il, c’est aujourd'hui un grand exemple que nous donnons au monde. J’ai longtemps fait de la philosophie en paroles, mais l’illustre élu fit de la philosophie en action. Il était désigné à nos suffrages. Je ne vous dirai pas ici le charme de son style, la morbidité de sa phrase. Quel autre aurait jamais pu trouver dans un sujet semblable, des images aussi riantes, des euphémismes aussi adorables. Faut-il, par exemple, vous rappeler ce passage où, parlant de ses débuts dans la laborieuse carrière, il s’appelle un jeune lévite obéissant à l’ordre paternel. Ce jeune lévite lui aurait tout seul mérité une place parmi nous. UN RÊVE DE M. SANSON Cette place, il l’occupera dignement. Quel concours précieux ! Car, sans parler davantage des hautes qualités littéraires du beau talent que vous vous adjoignez, il sera pour nous une source de lumière. En effet, quel autre aurait pu, dans la confection du dictionnaire, vous apporter des définitions précises et des renseignements nets sur une foule de choses techniques, et appartenant à un art que nous ne connaissons que par ouï-dire ? Qu’il soit donc le bienvenu parmi nous. La France se réjouit et notre cœur se... VII M. Sanson se réveilla à ce passage. Il se frotta les yeux, recueillit ses idées, se rappela son rêve et murmura candidement : — Au fait, pourquoi pas ?

�II. M. BAUDELAIRE À L’ACADÉMIE

— Comment ! pourquoi pas ! exclama le Soleil courroucé... l’échafaud servant de pupitre, et le fameux panier métamorphosé en écritoire pour ce travail de tête d’un nouveau genre !... c’est hideux !... À coup sûr ce monsieur m’a trompé... Renouvelons l'expérience. Sa Majesté aborda un autre bourgeois, et lui posa la même question. — Pourriez-vous me dire, monsieur, quel est l’écrivain qui a le plus fait parler de lui cette année ? — Canler, répondit le bourgeois sans hésiter. — Ah ! ah ! Canler... Je ne me rappelle pas avoir rien lu de cet homme de lettres... C’est probablement un jeune homme qui a eu de brillants débuts... Tant mieux ! j’adore la jeunesse. Le connais-tu, toi, Mathieu, cet auteur-là ? — Mais, sire, ce n’est pas un auteur. — Qu’est-ce donc, alors ? — Un ancien chef de la police de sûreté ! — Un agent de police après le bourreau... assez !... Ne me parlez pas davantage de... Mais, j’aperçois un passant dont la tournure artistique et originale me fait espérer un goût plus délicat... Pardon, monsieur... quel est, à votre sens, le meilleur ouvrage de 1862 ? — Les poèmes en prose de Baudelaire, mille vampires ! Et le passant artistique entra, en brandissant une canne fantaisiste, dans la plus prochaine brasserie. Baudelaire ! murmurait cependant le Soleil... Baudelaire !... encore une célébrité que j’ignore. Et toi, Mathieu ? — Moi, sire, je ne l’ignore pas... On s’est même beaucoup occupé de cet écrivain à l’occasion d’une aventure... — Narre tout de suite... — Cela pourrait s’intituler : M. Baudelaire à l’Académie. — Il est académicien aussi ? — Non pas, mais il a eu envie de l’être. — Il y a une nuance. Monsieur Phœbus, si vous me coupez la parole, je me remets à mes calculs, et je n’ajoute plus un mot. — Va, je l’écoute. PROLOGUE M. Charles Baudelaire s’était réveillé ce matin-là dans des dispositions facétieuses, et l’auteur des Fleurs du mal se dit : — Dans ma carrière glorieuse, j’ai déjà joué plus d’un bon tour à l’Académie. J’ai protesté de toutes mes manières contre cette routinière institution, que je considère comme la féodalité de l'intelligence. Millemillions de squelettes ! il me pousse une fantaisie. Je veux disloquer ces bonshommes de l’Institut ! Je veux que la stupeur leur torde les nerfs dans les membres, leur ébranle les molaires dans les gencives, leur lézarde le crâne sous leurs perruques. Un habit noir, une cravate blanche, des gants... Il ne me manque plus rien pour représenter un candidat... Vampires et damnations ! Moi, pour succéder à Scribe !... Je n’en avais pas encore réussi une de la force de celle-là.

Et un éclat de rire strident, fatal, convulsionnaire, ébranla, de la première à la dernière marche, l’escalier que M. Baudelaire commençait à descendre. La portière mit la tête à la fenêtre : — Si on vient demander monsieur... — Vous direz que je ne rentrerai pas avant ce soir... Je vais faire mes visites a...ca...dé...mi...ques... La portière n’eut pas l’air de comprendre, mais un vague pressentiment l’avertit qu’il s’agissait de quelque chose d’étrange. Aussi, lorsque son locataire eut franchi le seuil de la porte, elle s’empressa de se signer avec componction. M. de Falloux reposait encore, quand son domestique vint lui annoncer qu’un monsieur bizarre demandait à lui parler. C’était, en effet, par l’immortel ultramontain que le hardi et paradoxal candidat avait résolu de commencer. — Quel est ce visiteur ? fit M. de Falloux. A-t-il une particule ? — Je ne crois pas, monsieur. Il s’appelle... Bau... Bau... Bau... — Je n’y suis pas. — C’est ce que j’ai répondu ; mais, il a insisté en roulant des yeux formidables et en murmurant de si drôles de mots... Il parlait de m’écorcher, de me hacher, de me scier si je ne l’introduisais tout de suite, et tenez... — Nom d’un scalpel ! puisque ce ramolli ne veut pas m’annoncer, criait une voix, je m’annoncerai moi-même... M. de Falloux, ahuri, s’était dressé sur son séant. Le domestique avait pris la fuite. — Charles Baudelaire, poursuivit la voix. — Pardon, fit M. de Falloux, mais je n’ai pas l’honneur de connaître ce nom, Monsieur est... — Candidat académique. — Monsieur a fait de la politique ? — Jamais !... Je ne comprends, dans les révolutions, que le côté plastique... Des monceaux de cadavres, des bras cassés, des yeux crevés... Tudieu !... si j’avais une plume et du papier, je vous... — Monsieur a écrit des ouvrages religieux ? — Peu... très-peu... — Mais encore... — Hé ! hé ! je crois avoir dans mes papiers un fragment en l’honneur du culte de la matière et un sonnet sur l’athéisme. — Monsieur, ces plaisanteries... — Je ne plaisante aucunement, repartit froidement le visiteur. — Ni noble, ni homme politique, ni ultramontain ! De quel droit monsieur croit-il donc pouvoir être admis à l’Académie ? — Du droit qu’hier, à la brasserie, cent voix proclamaient encore ! — Il suffit, monsieur. Nous continuerions inutilement cette conversation. — À vos souhaits ! je repasserai à la prochaine vacance. Ne vous dérangez donc pas, monsieur de Falloux, nous nous reverrons ! Ah ! ah ! ah !... Dès que l’étrange candidat fut parti, M. de Falloux appela vivement un domestique et lui murmura quelques mots à l’oreille. Le domestique s’éloigna précipitamment.

Un violent coup de sonnette ayant ébranlé les classiques pénates de M. Viennet, le solennel écrivain, dont la bonne était absente, alla lui-même ouvrir la porte. — Môssieu Viennet ? fit la voix fatale d’un étranger. — C’est moi. — Enchanté, monsieur. Entre confrères on ne se gêne pas. — Entre confrères ?... — Charles Baudelaire, poète et candidat à l’Académie. — Donnez-vous donc la peine de vous asseoir, dit avec une politesse empressée l’auteur Arbogaste... Un poète !... ils sont si rares aujourd’hui !... c’est une grande joie pour mes quatre-vingts ans de voir que le culte de la poésie n’est point entièrement abandonné. N’est-ce pas la poésie qui idéalise la vie, qui fait paraître les arbres plus verts, le ciel plus bleu, les lis plus blancs... les... Je compose là-dessus une épître que je compte lire à notre prochaine séance. — Chacun entend l’art à sa façon. — Cependant la beauté... — La beauté, c’est l’horreur, le hideux, le macabre ! répliqua M. Baudelaire d’un ton sinistre. Ce matin, par exemple, je suis passé à la Morgue... Quel tableau !... il est là, gravé dans mon cœur. M. Viennet commençait à regarder autour de lui avec inquiétude... — Par toutes les goules de l’enfer ! j’en ferai un morceau qui laissera bien loin en arrière ma fameuse pièce de la Charogne. M. Viennet bondit. — J’aime à croire que vous la connaissez par cœur, poursuivit Beaudelaire avec un coup-d'œil fauve... Vous vous rappelez le début... Au détour du chemin, une charogne infâme... — Eh bien ! mon morceau de la Femme sans tête enfoncera ce chef-d’œuvre lui-même. Vous qui êtes poète, vous voyez cela d’ici... une description splendide. Je tiens déjà une dizaine de vers pour la peinture du cou coupé : Où le sang congelé faisait, sombre mystère ! Un voile de pudeur à la trachée-artère... — Comment la trouvez-vous, cette image-là ? Est-ce assez ?... — Oui... je... sans doute..., balbutia M. Viennet ; mais n’auriez-vous pas... dans un autre genre.. — Dans un autre genre ?... — Par exemple... la fable... vous savez... j’ai une faiblesse pour... — Mais certainement... Il y aura de tout dans mon prochain volume, entre autres une fable qui s’appelle La Lèpre et le Cancer. Charmant, n’est-il pas vrai ? — Charm... M. Viennet suffoquait. — Comme cela vous enfonce les bonnets de coton classiques avec leurs éternelles et insipides roucoulements, leurs grâces de dessus de cheminée ! Tout le livre sera à l’avenant. Quel choix ! Je vous cite au hasard : — La pipe du guillotiné, — J'ai disséqué ma mie, — Rêverie au bagne. M. Viennet était sans connaissance. — Allons maintenant chez MM. Guizot, de Broglie, Dupanloup, etc., ricana M. Baudelaire. Et, se penchant vers M. Viennet inanimé : — Surtout, au moment de voter, n’oubliez pas la Lèpre et le Cancer. En reprenant ses sens, M. Viennet sortit en toute hâte.

Huit jours plus tard, les académiciens étaient réunis à l’institut, et, avant la séance, dialoguaient entre eux. Dans tous les groupes, on entendait le même récit :

— Figurez-vous un inconnu… — Comme chez moi. — Il m’a tenu des propos étranges. — Comme à moi. — Il m’a parlé de vers et de guillotine, de sonnets et de têtes coupées, de candidature et de bagne… — Comme à moi. — Ma foi, je crois bien que c’était un prétexte pour s’introduire… A tout risque et au cas où ce serait Jud, j’ai fait ma déclaration au commissaire…

Tous les académiciens avaient confondu le poète ultra-romantique avec le voleur ultra-romanesque, dont l’existence a fini par passer pour un mythe. Tel a été le seul résultat que M. Baudelaire ait jamais retiré et doive retirer jamais de ses visites académiques. �III. VENTE À L’ENGAN Sa Majesté le Soleil avait donné, pendant le cours de la narration du compère Mathieu, des signes non équivoques de sa satisfaction. Et, pour la seconde fois : — Pourquoi, lui dit-il, ne fais-tu pas du roman, au lieu de faire des prédictions ? — Mais, sire, répliqua Laensdrôme, avec le même à-propos que devant, mes prédictions sont des romans aussi. — Et qui, — je finirai par le croire, — valent mieux que les trois quarts des productions contemporaines... Mais, enfin, je ne mettrai donc pas la main sur un vrai livre ? — Puisque vous avez envie de littérature, sire, permettez-moi de vous mener dans un établissement où vous trouverez, en ce genre, tout ce qui a paru depuis douze mois. — Et quel est ?... — C’est l’hôtel des Ventes littéraires, un digne pendant à celui dont un journaliste a raconté cette année, les roueries dans un volume spirituel (1). — Je suis, Mathieu, tout prêt à t'accompagner. — (1) Petits Mystères de l'Hôtel des ventes, par M. Henri Rochefort. Les crieurs étaient à leur poste. La vente venait précisément de commencer. — Messieurs, dit un commissaire-priseur, nous allons mettre en vente un fort lot de Pontmartin... Cela s’appelle les Jeudis de madame Charbonneau (2 e édition)... Qui est-ce qui en veut ? Personne ne répondit. — Qui en veut ? répéta le commissaire... — Diable ! il n’y a pas foule, fit le Soleil. D’où vient qu’un livre qui a eu deux éditions ?... — Une surprise, monsieur Phœbus, expliqua Mathieu. Un scandale aussi... Ces Jeudis-là ont réuni du monde la première fois par curiosité... Mais, on a trouvé le saron si piteusement composé que nul n’y est revenu. — À qui ce lot ? cria le commissaire... C’est l’esprit, contenu dans deux volumes d’Edmond About... Le Nez d'un notaire, et le Cas de M. Guérin... Y a-t-il marchand ? — C’est de l'esprit de dernière catégorie, cria une voix. — Y a-t-il marchand ?... — J’aime mieux du Paul de Kock, cria une autre voix. — Mais, messieurs, cela s’est très-bien vendu, observa le commissaire-priseur. — A cause de la marque... La maison About a commencé par des produits de choix, et les badauds y vont encore de confiance. — Ils y sont allés, mais ils en sont revenus, chuchota Mathieu Laensdrôme. — Je vends alors la dernière palinodie de M. Proudhon ! — Laquelle ? — J’ai dit la dernière. — Oui, mais sous quel numéro est-elle cotée ? — On n’a pas eu le temps de faire le calcul... — Alors, depuis, il en a peut-être déjà paru une nouvelle... Nous n’en voulons pas.

— Je propose un lot de pamphlets Mirecourt…

Un silence de mort accueillit encore cette offre. Décidément, opina le Soleil, la littérature, ici, ne se vend et ne vaut probablement pas cher.

�IV. LA FOLIE DES ENCHÈRES

— Comment, pas cher !... exclama un nouveau venu... Comment, pas cher !.. Je voudrais bien savoir qui se permet de parler ainsi quand je suis présent... S. M. le Soleil daigna alors prendre garde à celui qui s’exprimait ainsi. C'était un individu habillé d’or sur toutes les coutures. Pantalon, gilet et paletot, tout était en drap d’or. Sur sa tête une coiffure d’or. Des bottes dorées à ses pieds. A ses mains des gants dorés. On eût dit un prince des Mille et une nuits, — ou un charlatan. Et le singulier arrivant répétait avec indignation : — Comment, pas cher !... comment, pas cher !... Je suis un des quatre-vingt-neuf courtiers d’affaires de M. Gustave-Crésus-Flaubert, l’auteur de Salambo, la mine d’or ! Nous sommes quatre-vingt-neuf, et nous ne pouvons suffire à répondre aux demandes qui nous sont adressées des cinq parties du monde. Ce matin, j’ai reçu pour mon auguste maître des propositions du Congo et de la Californie. Mais, mon illustre maître est patriote. Il ne veut pas que son œuvre sorte de son pays, et il fera pour cela des sacrifices... Je suis chargé par lui de mettre Salambo à prix... Tous les brocanteurs littéraires se ruèrent autour de l’homme doré. — A combien ? à combien ? — A combien ? Ah ! tenez, messieurs, si je viens sur cette place, ce n’est pas pour un but de vile spéculation. Je vous l'ai dit : Nous aurions pu retirer de notre ouvrage des sommes fantastiques, mais nous sommes avant tout guidés par le désintéressement. C’est donc seulement à titre d’échantillon, et pour nous faire connaître, que nous vous offrons Salambo. Honteux moi-même de vous en dire le prix, je mets la première enchère à... Non, c’est pour rien !... Tant pis... A un misérable million !... — Deux millions ! — Trois millions ! — Dix millions ! — Vingt. — Quarante. — Quatre-vingts. — Un milliard !!!... La mêlée était acharnée... L’homme doré souriait, impassible, en montrant le manuscrit : — Vous voyez !... Le voilà !.. Depuis Madame Bovary on n’en a pas eu un pareil... — Dix milliards ! — Vingt milliards ! Sa Majesté le Soleil ouvrait des yeux énormes. — Trente milliards ! — Adjugé, fit l’homme doré avec condescendance. — Mais, Mathieu. — Sire ! — C’est de la folie. — Attendez donc... La vente conclue, les acquéreurs et l’homme doré sortirent ensemble. Mathieu fit signe au Soleil de les suivre, et celui-ci, quand ils furent arrivés au détour d’une rue, les entendit se dire : — Eh bien ! — Eh bien, nous l’avons joliment faite, la charge ? — L’histoire des trente milliards est superbe... Et poussera au succès, faut voir ! ajouta l’homme doré, en clignant de l’œil.


�V. L’OEUVRE

— Allons ! soupira le roi des astres, je vois qu’il faut y renoncer et que je ne trouverai pas une œuvre... — Vous avez tort, il y a un livre qui n’est point une œuvre, mais bien l’œuvre de 1862... — Comme on disait jadis la Ville, tout court, pour désigner Rome... — Précisément, monsieur Phœbus. — Son titre ? — Les Misérables. — Son auteur ? — Victor Hugo ! — Alors, j’en sais assez pour justifier ton enthousiasme. — Vous n’avez cependant pas lu ?... — Sois tranquille, je lirai. Le génie et moi, nous avons des siècles pour vivre ensemble. — La critique, pourtant, a cherché à découvrir des taches dans... — On m’en a bien trouvé, à moi... — Bravo ! sire... Je voudrais vous analyser Les Misérables, mais, pour cela, il me faudrait plus de temps... — Et d’éloquence... — J’en conviens... D'ailleurs, deux mots résument ma critique en pareil cas, et ces mots... — Ce sont ? — Admiration et respect. �VI. LE BUREAU DE PLACEMENT

En devisant ainsi, le Soleil et son compagnon étaient arrivés à un carrefour où plusieurs rues s’offraient à eux. — Laquelle prenons-nous ? demanda Sa Majesté Phœbus. J’aurais maintenant une terrible envie de parcourir les domaines de Son Altesse le Théâtre, un prince à qui je n’ai que rarement occasion de rendre visite. Cependant un pauvre s’était approché des deux touristes, et, tendant la main : — Mes bons messieurs... vous ne pourriez pas me faire l’aumône ? — L’aumône ? — Mes bons messieurs, une petite pièce, pourvu qu’elle soit bonne... Je suis dans un si grand dénûment ! — En effet, mon ami, vous paraissez en proie à une panne !... Quelle est donc votre profession ? Elle doit aller furieusement mal, puisque... — Ma profession ?... J’ai des quartiers de noblesse, fit le pauvre en se redressant ; je suis noble, je suis prince, je suis Son Altesse le Théâtre. — Ciel ! s'écria le Soleil, dans une telle misère !.. Ah ! mon Dieu !... Moi qui allais chez vous ! — Soyez les bienvenus !... Je vous recevrai de mon mieux, mais les auteurs, mes sujets, ont réduit mon budget d’esprit à si peu de chose que voilà où j’en suis... Hélas !... C’est la faute des temps ! Jadis... c’était différent... Par exemple, les routiniers d’autrefois avaient la manie de préférer le bon au mauvais, le raisonnable à l’absurde, l'exquis au vulgaire, l’art aux écus. Quels niais ! Entre leur mille et un travers, ils avaient celui de vouloir que chaque théâtre eût sa troupe, que chaque troupe eût son genre, que chaque genre eût ses auteurs favoris. Quelles ganaches ! Ils se figuraient qu’un contact prolongé permettait seul aux divers membres d’une famille dramatique, de confondre et de fondre leurs talents, de faire un tout d’un assemblage de parties, un jeu savant d’une suite de répétitions ; qu’il était donc important pour l’acteur de vieillir sous le même harnais et sous le même toit, avec son public, ses camarades, ses progrès. Aujourd’hui qu’on aime l'innovation, on a changé tout cela ! Que chantait-on avec ces troupes aguerries ? On n’a plus qu’un monsieur qu’on place en vedette ou qu’une dame dont on imprime le nom en caractères spécialement gigantesques. Le monsieur ou la dame réclamés par le goût du jour ont un profil qui plaît au sexe, ou des diamants, — ou rien du tout. Mais ils sont en vogue. Aussitôt chaque directeur se les dispute. Le vagabondage commence. Ils passent un congé ici, un autre là, un troisième plus loin. Grands artistes qui tondent les ours, coupent les monologues et vont en ville !... C’est à ne plus s’y reconnaître. Au point que, ce voyant, un homme d’initiative a eu l’idée du bureau de placement dramatique, qui est vraiment le mot de la situation. Le bureau de placement dramatique offre aux artistes des deux sexes ce que son homonyme procure aux domestiques des deux genres. Plus de troupes ! des extras ! Un directeur monte un drame. II va au bureau. — J'ai besoin d’un amoureux. — Pour quand ? — Pour après-demain. — J’ai votre affaire. — Qui ? — Chose, qui est en ce moment en journée au Théâtre plastique. — Il a bientôt fini ? — Demain. — Bravo. — Vous le garderez longtemps ? — Oui, une quinzaine de jours, à moins que la pièce ne fasse un plongeon. Vous riez... Venez avec moi... Et le Théâtre entraîna les deux touristes jusqu’au bureau de placement. Une actrice venait se présenter. — Monsieur, dit-elle au directeur, je voudrais me placer. — Qu’est-ce que vous savez faire ? — Tout. — Ah ! actrice pour tout faire. Parfait. — Et quand comptez-vous me caser ? — Ce soir... Vous jouerez à l’heure au Théâtre des Cocodès. — A l’heure ? — Oh ! cela ne vous engage à rien. Si vous avez envie de changer de théâtre, vous n’aurez qu’à vous en aller au quart ou à la demie. Un acteur vint ensuite. — Monsieur. — Monsieur ? — Je viens... — Très-bien, je vous reconnais. C’est vous que j’ai déjà eu le plaisir... — De placer six fois cette semaine... Moi-même, l’étoile ! J’ai joué lundi le drame à l’Ambigu, mardi la comédie au Gymnase, mercredi le drame à la Porte-Saint-Martin, jeudi le vaudeville au Palais-Royal, vendredi l’opérette aux Bouffes, samedi la revue aux Délassements. — Diable ! Que voulez-vous pour votre dimanche ? — Je voudrais danser le ballet. — C’est juste… Vous le danserez. — Ah ! J’oubliais… s’il y avait moyen, pour la semaine prochaine, de travailler un ou deux soirs aux Français… — Je verrai cela… — Mais c’est absurde !… Fit le Soleil. Les directeurs consomment la perte de l’art… — Ce n’est pas ce qu’ils disent, répliqua la Théâtre… Et ici, nous abordons la seconde des causes multiples de ma décadence ! �VII. LES BONIMENTS Autrefois, messieurs, reprit le Théâtre, autrefois les directeurs se cachaient modestement derrière les auteurs, qui se cachaient modestement derrière Vincogmlo, tant que leur pièce n’avait pas réussi. — Maintenant, c’est le contraire. Tout le monde veut se montrer. Nos auteurs font annoncer six mois à l’avance que tel théâtre prépare sous leur signature un ouvrage splendide, admirable, ébouriffant,— qui est très-souvent hué le soir de la première. Les acteurs sont enchantés qu’on insinue dans les réclames que ce sont eux qui font uniquement le succès des ouvrages dans lesquels ils jouent. — Enfin, les directeurs se décernent à eux-mêmes des brevets de vaillance ! Il n’y avait plus qu’un pas de là à une ovation générale et sur mesure. — Le pas a été franchi. Tenez, pour vous convaincre, jetez les yeux sur ce boniment qu’un de mes directeurs a envoyé ce matin à tous les journaux, à l'occasion de la seconde représentation d’une pièce nouvelle. — S. M. le Soleil prit le papier qu’on lui tendait et lut : Hier le théâtre de Trois-Étoiles a donné l’œuvre annoncée depuis si longtemps. — Le succès a été colossal, et, comme dirait un poète, ruisselant d’inouïsme. Ce n’est pas ce qui étonnera. Tout le monde sait en effet que le preux directeur est comme Louis XIV et que nous cesserions d’écrire avant qu’il cessât de vaincre. La troupe a également été sublime comme à l’ordinaire et un seul cri d’enthousiasme doit les confondre tous ! tous ! Aux auteurs de ce splendide ouvrage qui inaugure les nouveaux classiques français du XIXe siècle, nous n’avons pas de compliments à adresser. — Nous ne nous en sentons pas le talent. La langue nous laisse manquer d’expressions à la hauteur de notre ravissement. Si encore notre tâche se bornait là. Mais, pour que notre justice soit distributive, il convient de mentionner tout le personnel du théâtre de Trois-Etoiles, qui suit toujours dans le chemin de la gloire le panache blanc de son directeur artistique. L’orchestre a exécuté pendant le monologue du troisième tableau un trémolo d’une conviction qui n’a pas tardé à gagner tous les spectateurs. Le souffleur a été admirable de présence d’esprit et d’haleine. Avec un zèle au-dessus de tous les éloges, il s’est porté sur tous les points où la mémoire était menacée d’un échec. Honneur à lui ! — Honneur aussi aux ouvreuses de loges ! Au théâtre de Trois-Etoiles, on sent que le directeur est un homme digne de nos anciennes cours de chevalerie. Ces dames sont des modèles de la plus exquise urbanité. — Ce ne sont plus les mercenaires de l’habitude, offrant avec une insistance féroce le petit banc de la routine et se jetant avidement sur les paletots comme le tigre se jette sur sa proie. Ce sont des femmes du monde dans un salon. Mêmes formes amènes et élégantes, même exquisité de gestes. Les ouvreuses ont contribué à l’éclat de cette belle soirée dont elles furent un des plus beaux ornements. — Et les contrôleurs ! Vêtus à la dernière mode, ils ont tout d’abord prévenu les spectateurs par la noblesse de leur prestance et la blancheur de leur cravate. — Au lieu de vêtements râpés, le directeur du théâtre de Trois-Etoiles, dont chaque acte est un trait de génie, a compris avec l’intuition des grands capitaines que dans toute bataille le plus mince détail n’est pas insignifiant. Il a donc le mérite de cette initiative ; c’est lui qui a commandé à ses contrôleurs pour 4,283 fr. 25 c. d'Elbeufs variés ! Enfin, il n’est pas jusqu’au marchand de programmes dont la voix ordinairement nazille d’une façon déplorable, il n’est pas jusqu'à lui qui n’ait eu sa part dans ce triomphe. — En effet, le marchand de programmes du théâtre de Trois Etoiles a une voix suave comme un chant. On ne s’en étonnera pas, quand on saura que c’est un ténor sorti fruit sec du Conservatoire. Il s’exprime en outre dans le plus pur langage et ne commet aucun cuir en parlant. — Au risque de blesser sa modestie, nous révélerons au public qu’il est bachelier ès lettres et a failli aller au concours en troisième, seconde division. Tel est le récit sommaire de la grande victoire d’hier. Ce soir, deuxième représentation... — Eh bien ! demanda le Théâtre au Soleil ahuri, qu’en pensez-vous ? — Moi, intervint Mathieu Laensdrôme, je pense que je devrais m’associer à un directeur pour lui annoncer d’avance les jours de pluie ou de beau temps, afin qu’il pût... — Silence, Laensdrôme ! dit vertement le Soleil... Est-ce bien le moment de venir entretenir monsieur de vos balivernes, quand vous le voyez plongé dans un tel désespoir... — Balivernes ! — Silence ! encore une fois... Mon cher Théâtre, croyez que je prends bien part à vos peines, et que je m’explique maintenant votre détresse... Avec de tels procédés, vous ne devez pas être à la noce, et les mauvaises pièces... — Sont si nombreuses qu’on a dû agrandir encore cette année mon enfer dramatique. — Votre enfer ? — Mais oui... Ignorez-vous qu’il y a, pour les pièces mauvaises, médiocres ou bonnes, un enfer, un purgatoire et un paradis ? — Je l’ignore. — Alors, une descente en ces lieux vous intéresserait. — Vivement. — Je passe devant pour vous montrer le chemin.

�VIII. L’ENFER DRAMATIQUE — Nous y voici, dit après quelque temps de marche, Son Altesse le Théâtre. L'Enfer dramatique, comme son titre vous l’indique suffisamment, est le local où les mauvaises pièces viennent expier leurs forfaits. En ces derniers temps, l’affluence des coupables a, je vous l’ai dit, nécessité des agrandissements successifs, et l’Enfer dramatique a, lui aussi, été obligé de reculer ses barrières. Quant aux supplices imposés aux pièces damnées, ils sont gradués avec une telle profusion de variantes, que je renonce à les décrire tous. D’ailleurs vous allez les apprécier par vous-même... — Pardon, balbutia Mathieu, mais je ne me sens pas trop rassuré avec votre enfer... Si j’allais y rester ?... — Toi... et pourquoi ?... As-tu jamais joué la comédie ? — Hé ! hé !... Les savants... vous savez... — Ce n’est pas de ces comédies-là qu’il s’agit. — Alors, il n’y a pas de danger. — Aucun, fit le Théâtre... Veuillez entrer, nous sommes ici, ainsi que vous l’indiquent les mots tracés sur la porte, en caractères de feu, nous sommes dans la SALLE DES FOURS HISTORIQUES À l’intérieur, toute une population de victimes accomplit les éternelles épreuves de la peine qui leur a été imposée. Vous remarquerez, parmi les plus fameuses de ces pièces infortunées : — Arbogaste, tragédie condamnée à débiter perpétuellement, sans se reposer, le récit de Théramène. — Le camp des Croisés, drame romantique, assis dans un contrôle de fer rouge, où il attend vainement qu’un spectateur vienne le délivrer en lui prenant une contremarque. — Les Grands vassaux, obligés — horrible torture — d’apprendre jusqu’à la consommation des siècles — la grammaire de Noël et Chapsal. — Le Grain de café, condamné à se comprendre lui-même. — Guillery, que des bourreaux infatigables doivent poursuivre de leurs sifflets acharnés jusqu’à ce qu’il ait trouvé un mot spirituel. — Le Tanrdiauser, contraint, pendant vingt-quatre heures par jour, d’entendre sa propre musique, quoique les oreilles lui saignent et que son cerveau éclate. — La Belle-mère a des écus, forcée de supporter in œternum les calembours par à peu près d’un démon jovial. Etc., etc., etc. Comme le Théâtre et ses compagnons pénétraient dans la salle, une halte, pour la première fois peut-être depuis la fondation de l’enfer dramatique, suspendit les supplices des damnés, qui, ne sachant à quoi attribuer ce relâchement de discipline, se mirent à se communiquer leurs impressions. Le Tannhauser. — Que signifie ?... Mes interminables récitatifs seraient-ils enfin terminés ? Le Grain de café.— Je respire. Guillery.— Ils ont cessé de siffler... Aurais-je été spirituel à mon insu ? Arbogaste. — Théramène m’aurait-il pardonné ?... lui si cruel pour les habitués des Français ! Le Tannhauser. — Compère Guillery, dites-moi un peu, me trouveriez-vous changé ? Guillery. — Hélas ! non, camarade. Le Tannhauser. — J’allais vous faire même compliment. Le Grain de café. — Mais alors d’où vient que nos tortures ?... Arbogaste. — Pourquoi notre supplice ?... Je vais en témoigner ma reconnaissance à Satan dans une épître... Les Grands vassaux. — Malheureux ! garde-t’en bien ! tu... À ce moment, les visiteurs virent entrer Méphistophélès, inspecteur des prisons infernales, en tournée dans le département des Fours historiques, qui, avec un rire à la Rouvière : — Bonjour, mes enfants, bonjour. J’ai tenu à vous faire, en passant, un petit discours, et c’est pour cela que j’ai suspendu pour un instant le doux murmure de vos châtiments respectifs. (Montrant le Tannhauser) : Cet animal-là possède notamment un timbre qui me rend ses hurlements particulièrement agréables. Eh bien ! mes enfants, sommes-nous satisfaits du régime des enfers ? Les damnés (en chœur). — Grâce ! pitié ! — Qu’est-ce à dire ? On croirait que vous n'êtes pas contents de votre sort ? Il me semble pourtant que Satan, notre maître, a bien fait les choses. (A Guillery). — Les sifflets dont on égaie ton existence ne sont-ils pas de première qualité ? Guillery. — Hélas ! (A la Belle-mère qui a des écus). — Les calembours dont on t’abreuve ne sont-ils pas d’une bêtise amère ? La belle-mère. — Hélas ! (A Arbogaste). — Le récit de Théramène n'est-il pas idéalement assommant ? Arbogaste. — Par Jupiter ! Méphisto (l’interrompant). — Assez ! Pas de tirades, ou j’ajoute à ton supplice un songe de Campistron. Arbogaste (avec horreur). — Oh ! Méphisto (promenant son regard autour de lui). — Allons ! allons ! je suis satisfait de la façon dont cette salle est administrée. J’en ferai un rapport favorable. Vos tortures me paraissent constituer l'idéal de l’abomination... Je me reprocherais d’interrompre plus longtemps vos ébats. Que cette petite fête recommence. Les damnés (plus énergiquement que devant). — Grâce, monsieur Méphisto. Pitié, monsieur l’inspecteur ! — Grâce ! pitié ! Je ne tiens pas cet article là, c’est contraire aux règlements. Les Grands vassaux. — Nous sommes si repentants. Le Tannhauser. — Nous avons tant souffert ! Méphisto. — Vous, je n’ai qu’un mot à vous répondre : c’est comme si vous chantiez. Jugez si votre requête a des chances de succès ! Le Grain de café. — Je suis à bout de forces. Méphisto. — Pour ça, ce n’est pas étonnant. On sait que vous n’êtes pas fort. (Souriant à son trait.) Hé ! hé ! j’ai de l’esprit aujourd’hui. Guillery. — Si du moins, seigneur Méphisto, vous nous laissiez la moindre espérance. — L’espérance... Vous n'êtes pas dégoûté, compère. Vous savez bien qu’un article du règlement établi par le Dante ordonne de déposer cet objet-là au vestiaire. Tous les damnés. — Guillery a raison. Donnez-nous au moins un peu d’espoir. Méphisto (avec un ricanement qui dénote un projet sinistre). — Eh bien ! ma foi, par exception je veux bien me laisser toucher par vos jérémiades. Les damnés. — Il se pourrait !... — Oui, je vous promets de vous accorder votre grâce à tous... Le chœur. — Merci, mon diable, merci ! — Attendez donc un peu, il y a une condition. Vous n’aurez cette grâce que le jour où un four encore plus gigantesque que vous sera venu vous délivrer. Tous (avec désappointement). — Nous sommes perdus. Le Grain de café. — Vous savez bien, seigneur, que la chose est impossible. Les Grands vassaux. — Qu’après nous il faut tirer la corde. Le Tannhauser. — Que mes représentations ont reculé les bornes du tintamarre. Arbogaste. — Que l’ennui a dit avec moi son dernier mot. Tous. — C’est impossible... Ne vous jouez pas de nous. Méphisto. — Ainsi, vous refusez. (À part). Ils ont compris que je me moquais d’eux. Guillery. — Pas du tout. J’accepte, et ils accepteront aussi. — Qu’est-ce à dire ? — J’ai mon idée. Mes amis, fiez-vous à moi ; nous ne risquons rien, acceptons toujours, et si... — Si... quoi ? — Rien... une folie... mais n’importe... — Alors, vous acceptez ; soit !... marché conclu !... Justement, les fours de 1862 vont comparaître aujourd’hui devant mon tribunal... Je les jugerai avec une équité inconnue depuis Salomon premier du nom, et si dans le nombre il est une pièce qui soit parvenue à être réellement plus mauvaise que vous, je vous fais mettre en liberté. En achevant ces mots, Méphisto s’installa sur un brasier qui se trouvait près de lui. — Tiens ! dit-il nonchalamment... qui donc s’est assis sur ce siège ?... il est un peu chaud. Puis, ce fut tout ; il s’occupa d’autre chose. Le Théâtre, cependant, s’était penché vers le Soleil et Mathieu : — Vous allez assister à la séance annuelle des tribunaux infernaux, réjouissez-vous, leur dit-il. — Que nous nous réjouissions, soupira Mathieu Laensdrôme en essuyant avec son foulard la sueur qui ruisselait sur son visage empourpré... que nous nous réjouissions... il faudrait, pour cela, ne pas être rôti tout vif... — Le fait est, approuva M. le Soleil, que moi-même, tout habitué que je suis à la chaleur, j’en ai des étourdissements. — Bah !... vous vous y ferez... Il y a bien des gens qui paient tous les soirs pour aller aux nouveaux théâtres de la place du Châtelet, sous le plafond lumineux. — Quel plafond ? — Comment ! vous n’avez pas vu... les nec-plus-ultra de veilleuses par lesquelles on a remplacé l’ancien lustre !... cela éclaire jaune, et les directeurs rient de la même couleur chaque fois qu'ils paient l’addition de cette innovation fantasiste. En revanche, les spectateurs des hautes places y ont gagné une chose : le lustre les gênait, le plafond lumineux les cuit... — La séance est ouverte ! cria la voix ricanante de Méphisto. — Chut ! fit le Théâtre... transpirez en silence, et prêtez l’oreille. Une bande de diablotins venait d’introduire une longue file de patients. C’étaient, — ainsi que Méphisto l’avait annoncé, — tous les fours de l’an de grâce 1862, formant, à eux seuls, une queue plus longue que celles qu’ils avaient jamais fait stationner à la porte des salles où on les jouait. — Approchez ! ordonna-t-il... Encore... Rangez-vous sur une seule ligne, et chacun à son tour ! Le Soleil et Mathieu Laensdrôme redoublèrent d’attention. — Qui es-tu ? demanda Méphisto au premier qui s’avança à la barre. — Je m’appelle Bilboquet-Lemaître... J’ai, au Palais-Royal... — Je sais, mais tu es ici par erreur... Tes glorieux antécédents sont des circonstances assez atténuantes pour que tu sois au plus condamné à jouer un drame de Victor Séjour à titre de purgatoire. Va-t’en... — Qui parle de Séjour, mon maître ? demanda, en s’avançant avec peine, un vieillard chez qui tout dénotait un affaiblissement désolant des facultés. — Ah !... tu es aussi de la famille Séjour, toi ? ricana Méphisto. — Le drame des Volontaires de 1814, pour vous servir. — Quel âge as-tu donc, que tu parais si décrépit ? — Dix représentations.
— Et tu es si cassé ! — J’étais vieux avant de naître.
— On a pourtant assez tambouriné à l’avance ton avènement. Un peu plus tu prenais les proportions d’un événement politique. On devait se pourfendre à ta première... De ces batailles imaginaires, il n’est résulté qu'une victime... Toi-même. Au nombre des volontaires, il a manqué le plus important : le public, qui a refusé de marcher... au bureau de location... — Hélas !
— Pour ta peine, tu écouteras jusqu’à la fin du monde les tirades de ton frère cadet, le drame des Mystères du Temple, ici présent. — Oh ! c’est trop horrible !
— Quant aux Mystères du Temple, je les condamne à écouter, jusqu'à la consommation des siècles, les tartines des Volontaires. — Mais, c’est un raffinement atroce !...
— Qu’on emmène les coupables... À un autre ! Une nouvelle pièce s’avança. — Le Vrai Courage, pour vous servir.
— Farceur ! le vrai courage était celui de tes spectateurs. — J’en ai eu si peu, ne me les reprochez pas.
— Silence !... Depuis quand les accusés se permettent-ils de raisonner ici ?... — Moi ! raisonner... La critique m’a reproché le contraire.
— Condamné à la lecture perpétuelle des Maris à Systèmes, lesquels se repaîtront éternellement du Vrai Courage. J’aime ce procédé d’em.... bnuisement mutuel. Allez ! En entendant cet arrêt, un murmure s’éleva parmi les damnés. — C’est injuste, protesta le Grain de café, ces pièces-là sont encore plus tannantes que nous. Nous avons, par conséquent, droit à notre grâce.
— Silence ! reprit Méphisto. Elles ne valent rien, mais vous valez moins... À un autre, — André Rubner, drame qui eut plus d’actes que de représentations.
— Preuve de goût des Parisiens. Ne la leur reprochez pas. — Delphine Gerbet.
— Ah ! n’insultez jamais une femme qui tombe ! fit Méphisto avec un rire sarcastique... Tu auras pour châtiment de remplir une caisse percée. Cela te rappellera le Vaudeville. — Cadet Roussel...
— Mon ami, ce n’est pas toi qui as été bon enfant en cette circonstance, ce sont les deux auteurs, qui, ayant le talent de bien faire, se sont amusés à piquer une tête dans le drame. Heureusement le Mariage de Vadé les absout. Quant à toi... tu compteras à jamais la recette de tes trois représentations. Je compte sur l’horrible exiguïté du chiffre pour te torturer cruellement. — La Papillonne, qui se présente en tremblant devant vous, seigneur Méphisto.
— Punie par où elle a pêché ; on a reproché à Sardou d’avoir emprunté tous ses succès. On ne lui a pas contesté la paternité de celui-là. J’aime cet exemple touchant de confraternité. Je te condamne à chercher éternellement le mot distinction dans un dictionnaire d’où on aura arraché la page qui...
— Les Étrangleurs de Vinde, seigneur, implorent votre miséricorde. — Coupables d’avoir usurpé un faux titre... Ils n’étranglaient pas, ils assommaient... Condamnés à tresser un paquet de ficelles dont ils ne verront jamais le bout.
— Le Château de Pontalec !..
— Une ruine dont les morceaux ne sont pas bons... Je te condamne à corriger, au point de vue de la grammaire, tout le répertoire de M. Dennery. C’est donc un supplice sans fin.
— Parbleu.
— Oh ! ma tête ! ma pauvre tête !...
— Eh bien ! il n’y a plus personne ?... j’étais bien sûr, ajouta Méphisto, — en se tournant vers les Fours historiques, — que malgré la faiblesse navrante de l’année dramatique, vous ne trouveriez pas encore au-dessous de vous... Allons... La séance est levée et votre supplice va recommencer.
— Une minute, seigneur Méphisto, exclama Guillery.
— Qu’est-ce à dire ?
— Vous avez oublié un accusé.
— Où donc est-il ?
— Là-bas, par terre. Il n’a jamais pu se relever.
— Ah ! bah ! Méphisto s’approcha.
— Que vois-je ! s’écria-t-il... Tu l’appelles ?
— Gaetana, soupira la victime. — Gaetana ! mais jamais four aussi colossal que toi ne s’offrit à mes regards.
— Je le sais bien.
— Jamais pièce aussi pitoyable...
— Je ne l’ignore pas.
— Mais alors, je suis volé et obligé de délivrer tous les autres fours.
Les damnés poussèrent un hourrah ! — Enfoncé !... Refait ! pensa Méphisto... N’importe, un honnête diable n’a que sa parole... En présence de Gaetana, je déclare tous les Fours historiques distancés, et je leur fais grâce.
— Victoire ! cria le chœur.
— Eh bien ! murmura Guillery, ne vous avais-je pas dit d’accepter sa proposition ?
— Il était si invraisemblable qu’on fît plus mauvais que nous, répondirent les Grands vassaux.
— Bah ! répliqua Guillery, je me doutais bien, moi, que mon auteur retravaillerait pour le théâtre !

�IX. LES RAVAUDEURS — Maintenant, dit le Théâtre à S. M. le Soleil, je vous conduirais bien dans le Purgatoire dramatique, où se trouvent les condamnés à temps, la masse du vulgaire théâtral. Mais, il n’y a rien de très-curieux à voir dans ce monde d'œuvres ternes et flasques. Deux seulement, les Fous et les Ivresses mériteraient un coup-d’œil, car à côté de défauts étranges, ces œuvres eurent des qualités qui les ont sauvées de l’Enfer. Je vous mènerais bien aussi dans le Paradis des succès, mais vous n’y trouveriez pour unique compagnie, cette année, que Lalla Rouck, les Ganaches, le Bossu et l'Homme du Sud. Mieux vaut donc, Messieurs, vous faire visiter une des salles les plus curieuses de mon royaume. On l’appelle la salle des Ravaudeurs. Une affluence considérable encombrait les abords, et le Soleil eut beaucoup de peine à fendre la foule; c’étaient tous les directeurs de Paris qui venaient faire des commandes. — Rien ne va plus à mon théâtre, donnez-moi vite un petit coup à mon Juif-Errant.
— Je suis à sec. Des deux moitiés de mon Monte-Cristo tâchez de me faire quelque chose qui ne soit pas une veste.
— Ajustez-moi quelques broderies à Zémire et Azor, un bout de ruban à la Servante maîtresse.
— Remettez des doublures au Courrier de Lyon.
— Un coup de fer à ma féerie des Pilules du Diable.
— Chaud !... chaud !... En avant les reprises !... — Ah ! ça, ne put s’empêcher de dire le Soleil, avec toutes ces reprises-là, de quoi peuvent vivre les auteurs contemporains ? — Hélas ! sire, c’est une cruelle réciprocité. Les auteurs se plaignent que le théâtre ne les fait pas vivre, et le théâtre se plaint de ne pouvoir vivre lui-même par la faute des auteurs. — Dame !... c’est possible... Cependant, il me semble... — Vous avez raison, monsieur Phœbus, opina Mathieu : les reprises, c’est comme le soulier de l’Auvergnat ; ce n’est pas que ce soit malpropre, mais ça tient de la place. — Si encore on ne ravaudait que les pièces ; mais les talents ! Voyez plutôt... Un homme d’un certain âge venait de se présenter à la porte de la salle. — À la boutique ! s’il vous plaît, fit-il.
— Que désirez-vous ? — Qu’on me fasse quelques réparations à ma voix qui est un peu usée.
— Un peu !... vous êtes modeste... Elle est complètement délabrée. Il y a assez longtemps qu’elle sert... Croyez-moi, monsieur Mario, retirez-vous. — Me retirer... au moment où l’Opéra me donne 18,000 francs par mois. — Diable ! Quand vous aviez du talent, vous n’en gagniez que trois mille. — Ce qui me fait espérer que quand je ne pourrai plus parler du tout, on me donnera un million. — Alors, commencez tout de suite.
— C’est ce que je vais faire. Vous ne voulez pas me rafistoler, je chanterai avec ma voix telle qu’elle est. Je chanterai les Huguenots. Bonsoir ! — Malheureusement, les protestants seront dans le parterre, grommela le Soleil. Dix-huit mille francs à un ténor, quand un savant... — Comme moi, insinua Mathieu.
— Ne te mêle donc pas toujours de ce qui ne te regarde pas... Quand un savant, disais-je, un homme de génie même ne gagne souvent... — Que voulez-vous, monsieur Phœbus, la musique est la passion du jour... Aimez-vous la musique, on en a des amis partout ?... — Vous avez raison, mon petit père, allez-y de vos vingt ronds, et vous m’en direz des nouvelles, exclama une voix légèrement enrouée. �X. LA MUSIQUE POUR TOUS Le personnage qui parlait ainsi était affublé d’un costume essentiellement composite. Une casquette, une blouse, une lyre sur le dos et des ailes au pied. — Oui, vous me regardez... reprit l'inconnu. Ça vous épate !... Faites pas attention si je me sers de locutions un peu triviales... je suis le Concert populaire de musique classique, créé par M. Pasdeloup. C’est toute une révolution ! Hier encore on pouvait appliquer à l’harmonie les vers de Barbier : — Et la musique était une frêle duchesse Du noble faubourg Saint-Germain... Aujourd’hui, au contraire — C’est une forte femme... Vous connaissez le reste. Beethoven ! Qui l’eût cru ? Mozart ! Qui l’eût dit ? La symphonie mise à la portée de tout le monde ! Le dilettantisme endossant la blouse et coiffant la casquette. Tel est en effet le résultat des concerts populaires de musique classique, dont auquel j’ai donné le jour. Classique et populaire ! Quel assemblage, et comme ils hurlent à côté l’un de l’autre ces deux mots. C’est tout simplement l’ancien régime fraternisant avec 89 ! — L’Orphéon vint d’abord, et le premier, en France... essaya de familiariser les oreilles à de justes cadences. Les filles de portière ont continué avec l’aide du Conservatoire. J’achève la besogne. Je ne donne pas dix ans à ma patrie pour que la réforme se soit accomplie radicalement. Et alors, — oh ! alors, — on en verra d’étranges, on en entendra de singulières, je vous le promets. Deux voyous causeront sur le boulevard. La conversation dégénérera en querelle. Le passant croira qu’il s’agit d’un bout de cigare en controverse ; il s’approchera et voici ce qu’il entendra : — Je te dis que la symphonie pastorale enfonce toutes les machines de Haydn.
— Et son andante en si bémol.
— En la.
— En si. — Laisse-moi donc, je le sais par cœur. Ça commence par des arpèges à la basse avec un chant en mi mineur. — Pas vrai. — De quoi ! pas vrai ? Répète et je te cogne !
— Toi !
— Oui, moi !
— En voilà pour ton Beethoven. Vlan ! — Vlan ! pour ton Haydn ?
— Ah ! tu n’aimes pas le mineur.
— Ah ! tu dis du mal du si bémol... Et la rixe de continuer. Sur les murs on verra des affiches gigantesques ainsi conçues : « MUSIQUE CLASSIQUE
CHAMP DE MARS. — DIMANCHE À DEUX HEURES La société de la Démocratie musicale donnera son cent soixante-sixième concert de l’année. Le prix des places a été fixé de façon à ce que les masses puissent participer aux douceurs de cette fête.
Les premières : 10 centimes.
Les secondes : 5 centimes. Les dilettanti sont priés de ne pas jeter les cornets de leurs pommes de terre frites sous les banquettes et de ne pas casser des noix pendant l’exécution des morceaux, notamment pendant la Prière de Palestrina. » Enfin, voilà ce qu’on entendra quand on rencontrera une chiffonnière en train d’entretenir une collègue : — Mame Braquillard, faut venir tout de même.
— Ça me sera bien difficile, j’ai à trier deux ou trois cents de chiffons.
— L’art avant tout. Je sais bien, d’abord Braquillard en raffole !
— Je voulais vous en faire la surprise, mais il en est.
— De quoi ?
— Du quatuor de musique de chambre que l’on exécutera ce soir dans notre garni.
— Pas possible !
— C’est lui qu’a l’alto, mon mien joue le violoncelle.
— Et qu'est-ce qu'on exécutera ?
— Un quatuor de Mozart, que ces messieurs répètent depuis un mois.
— Mozart, moi je me ferais hacher en chair à pâté pour ce maître-là.
— Alors, c’est dit ?
— Dame !
— Il y a en outre le prélude de Bach, encore un chouette.
— Un lapin, je sais bien.
— À ce soir, donc.
— J’ai pas raison, car les affaires... Nos trois cents de chiffons... N’importe, la musique classique, c’est plus fort que moi.
— Je compte sur vous. Vous verrez comme votre Braquillard a de la morbidesse dans le coup d’archet... Par ces échantillons, mes petits pères, vous voilà à même d’apprécier l’importance de la transformation qui se prépare.
— Pas vrai ? mes bonnes vieilles,... Et vive la musique populaire !

�XI. LA MUSIQUE MÉDICALE — Vive plutôt la musique médicale !... A moi la préférence, mes beaux messieurs !... fit une nouvelle venue, dont le costume rappelait Thomas Diafoirus, d’un côté, et Apollon de l’autre ; Apollon, par une guitare qui battait son dos, et Diafoirus par un autre instrument cher à Molière. Oui, la musique médicale, continua-t-elle avec volubilité. Vous avez dû entendre parler de moi. — Jamais, répondit le Soleil. — Jamais ! Tous les journaux ont rendu compte des expériences de mon créateur, le docteur Collongues. C’est admirable. Avec un petit appareil de son crû, on entend distinctement des sons variés dans le corps de l'homme. Ces sons correspondent à la gamme et indiquent, par leur intensité ou leur gravité, le degré de santé du malade écouté. C’est ruisselant d’originalité. Nous ne dirons plus désormais : une fièvre typhoïde, mais une fièvre en si bémol ou en do naturel. On est enrhumé en ré. On meurt en fa. Ce n’est pas tout. En rassemblant plusieurs malades, nous pourrons donner de vrais concerts. Musique de chambre, hein ? Qu’en dites-vous ? Des symphonies de fluxion de poitrine ! Des quatuors de péritonite ! Des andantes de moelle épinière. Ah ! vous parlez de la musique populaire, mais la vraie popularité, c’est l’utilité, et à ce titre, la palme m’appartient ! �XII. LA RÉCLAME EN MUSIQUE — C’est à moi qu’elle appartient, réclama une troisième arrivante, à moi la musique industrielle, à moi qui ai inventé la réclame lyrique. Vous connaissez déjà la trompette du fontainier, mais on l’a supprimée, on a même supprimé l’entonnoir musical qu’il avait substitué au piston. Alors je me suis ingéniée et développée. Dig ! din ! don !... Dindon ! Ce n’est pas moi qui le lui fais dire à ce bon carillon ! Il use du droit de franchise que la cloche eut en tous les temps. Tant pis pour qui y verrait une personnalité ! Ou plutôt tant mieux ! Cela apprendra aux badauds à s'arrêter, comme ils le font, devant l’horloge musique de la rue Montesquieu, que mon tailleur vient de se payer pour attirer les niais. Le moyen a réussi à attraper les Parisiens. Il n’en fallait pas davantage. Veni, vidi, vici. Ce sera bientôt, n’en doutez pas, une course à la concurrence entre tous les chevaliers de la réclame. Mon tailleur joue : Ah ! quel plaisir d’être soldat ! A droite, un marchand de totipets invisibles se fera poser un orgue qui, à chaque heure, exécutera l’ouverture de Guillaume Tell. A gauche, un débitant de pâte pectorale aura une Sax-horloge qui pincera sur le cuivre les variations de la valse (Il Baccio. Ce n’est pas tout. Chaque spécialité appropriera ses refrains à son genre de commerce. À la porte d’un établissement d’hydrothérapie, un fragment de l’Eau merveilleuse. Au caboulot, le morceau de Galathée : Ah ! verse encore... À moins que celui-ci ne soit accaparé par un loueur de voitures. Au restaurant à cabinets particuliers, le Pré aux clercs : Les rendez-vous de noble compagnie, etc. Au marchand de pilules purgatives, l’air de : T’en souviens-tu ? Au fabricant de scies, un thème de la Reine de Saba. Au-dessus des bureaux des journaux légitimistes, l’air des Feuilles mortes. J’en passe, et des meilleurs. Chaque réclame, quand sonnera l’heure, entonnera un air différent. D'autres, au lieu de recourir au vil mécanisme, prendront des exécutants en chair et en os. Un petit maestro installé aux fenêtres de l’établissement, commencera de temps à autre, un morceau varié. On emploiera surtout des pianistes. Ils sont 100,000, les pianistes ! Cent mille à guetter la leçon qui ne vient pas. Je leur aurai ainsi fait des sorts, et leur postérité me bénira. Amen !

�XIII. LE JOURNAL DES PIANISTES — Ne dites pas du mal du piano ! fit en s’élançant un quatrième venu. Le piano est le roi des instruments, comme je suis le roi des journaux. Ces Messieurs veulent-ils des prospectus ? Voici ! Le Journal des pianistes pour vous servir. — Je n'en veux pas, s’empressa de proclamer le Soleil. — Vous en voudrez. Avant un demi-siècle, il n’y aura pas un être intelligent ou non qui ne pince du clavier. En attendant, j’ai fondé une feuille qui comble, je puis le dire, une véritable lacune. Parcourez seulement ce numéro-spécimen de mon Journal des Pianistes. ACTES OFFICIELS M. Brisacier, notre illustre pianiste, vient d’être décoré de l'ordre du Houblon d’aluminium par le roi d’Araucanie, auquel il avait envoyé un délicieux morceau intitulé la truffe, caprice pour la main gauche.

PREMIER-PIANO

La question de la réforme du doigté continue à soulever une polémique passionnée. Nous regrettons que notre cadre ne nous permette pas de nous étendre ; cependant nous présenterons aux révolutionnaires, nos ennemis, une série d’arguments contre lesquels nous les défions de protester, etc…

FAITS-DIVERS Le clavecin sur lequel Mozart composait a été vendu avant-hier 19,000 francs. On s’est aperçu trop tard que c’était le huitième qu’on négociait comme ayant appartenu à Mozart. Les 19,000 francs étaient payés. — Notre admirable virtuose Galopard s’est cassé trois ongles en exécutant une sonate devant le prince de***. On espère que cet accident n’aura pas de suites. FEUILLETON Berthe était soucieuse. Son professeur de piano, l’admirable Kramowsky (rue T..., 5 fr. le cachet), entra soudain. Elle tressaillit en s'écriant : « tais-toi, mon coeur, qu’il ignore que tu l’aimes ! »

Kramowski, avec sa grâce accoutumée, préluda sur le magnifique instrument (Potin, facteur ; 800 fr. et au-dessous) qui ornait le salon ; puis, se tournant vers Berthe et lui tendant une Rêverie de sa composition (3 francs chez Galabot, éditeur,) etc…

ANNONCES

 PIANO-LIT (brevet d’invention), rue Vivienne.
 Piano-bureau (brevet d’invention), rue du Helder.
 Piano-canapé (brevet d’invention), rue Tirechappe.
 Piano-huche, pour la campagne (brevet d’invention), rue du Caire...
 — Piano...
 Le Soleil et compère Mathieu avaient déjà pris la fuite depuis longtemps.�XIV. UNE CONSULTATION 

— Avec tout cela, fit le Soleil quand ils furent hors de poursuite, avec tout cela, ma promenade sur terre ne m’a jusqu’ici valu que des désillusions et une abominable courbature. Mathieu, je ne suis pas content de toi. — Sire ! — Que diable ! puisque, comme astronome sérieux, tu n’as pu réussir, tu devrais au moins tâcher de te rattraper comme comique, et je te trouve au contraire d’un lugubre... — Sire, je suis moulu. — Cela ne me regarde pas. — Sire ! — Allons, encore un effort. Il doit rester plusieurs choses importantes à explorer... Les tribunaux n’ont-ils rien produit cette année en fait de causes célèbres ? — Pardon, Dumollard a été le héros de plus de douze cents calembours, et le père Crépin, l’avare de Lyon, de plus de deux mille. — Je n’aime pas les calembours. — Il y a eu aussi la queue du procès Mirés, mais la ruine d’un homme n’a jamais été un spectacle très-récréatif. — La ruine !... Parbleu ! tu me fais penser que je ne suis pas allé rendre visite à mon ami le roi Coton. On le dit très-malade, et je tiens à accomplir envers lui mes devoirs de politesse... Le roi Coton était en son palais. Sa Majesté paraissait épuisée. Le Soleil lui tendit la main et s’enquit avec affection de sa santé. — Ma santé ! Hélas ! cela ne va pas. Les coups que m’ont portés les Américains auront pour moi un résultat fatal. Déjà la soie et la laine, mes jalouses rivales, convoitent mon héritage... À peine ai-je eu le courage de répondre à une députation de danseuses, qui venait m’implorer au nom du salut de leurs mollets. Que veulent-elles que j’y fasse !... Elles danseront sans jambes... ce qui ne se sera jamais vu ! La veille c’était une ambassade de bourgeois qui venait réclamer en faveur du bonnet que j’ai pris sous mon patronage. Étrange destinée que la mienne ! Avoir été à la fois le symbole du ménage vertueux sous forme de coiffure avec une mèche au bout, et le protecteur des amours faciles sous forme de postiche... Tout cela pour ne plus être bientôt rien du tout. — Mais, mon ami, il ne faut pas désespérer. Sans doute on découvrira le remède à votre... — Le remède !... J’ai beau chercher à la quatrième page du Constitutionnel, — lui, une pratique que j’ai coiffée si longtemps, rien !... Je vois pourtant : Maladies du larynx, remède infaillible... Maladies du foie, guérison assurée... Maladies du cœur, santé parfaite... Moutarde blanche, remède béni !... Maladie des vers-à-soie... Hommes et bêtes, il y a des remèdes pour tout le monde, excepté pour moi. En ce moment un huissier entra, et annonçant : — Sire, un noble inconnu désire vous être présenté. — Que me veut-il ? demanda le roi Coton. — Vous parler. — De quoi ? — De vous. — Alors, cela m’intéresse... Et à quel propos ? — À propos de votre santé. — Diable ! Mais cela m’intéresse énormément, alors. — Faut-il l’introduire ? — Tout de suite, tout de suite. Cinq minutes après, le médecin entrait. — Sire ! fit-il en saluant. — On m’a dit que vous vouliez me... — Guérir. — Juste ciel ! Mais vous êtes une Providence en habit noir. — Permettez-moi de vous tâter le pouls. — Comment, donc ! — Pouls horriblement affaibli. La langue ? — Voilà ! — Oh ! la mauvaise langue ! — Si mauvaise que cela ? — C’est-à-dire que sans moi... — Sans vous ? — Vous n’en auriez pas pour... — Ciel ! — Mais rassurez-vous... me voici. — Et vous espérez me sauver ? — À l’aide d’un secret dont je suis possesseur. Suivez bien mon raisonnement... Il n’y a qu'un remède à votre mal. — Qu’un seul ! Croyez-vous cela ? — J’ai dit que votre pouls était durioseule pour ne pas dire dur, et même un peu capricant, ce qui marque une intempérance dans le parenchyme spleenique... — Oh ! pour cela, oui ; je l'ai, le spleen ! — Fort bien. — Qui dit parenchyme dit aussi le foie, à cause de l’étroite sympathie qu’ils ont ensemble par le moyen du méat cholédoque. — C’est renversant. — D’où je conclus... — Voyons la conclusion... — Que votre maladie, sire Coton, est une inflammation belligérante et intempestive. — Pour cela, j’en avais quelque idée. — Il s’agit de vous traiter par la rétrogradation du soleil sur le cadran. — Permettez, je n’y comprends plus rien. — Et moi donc ! — Je désirerais... — De façon à ce que vous... — Avant d’aller plus loin, j’aurais, monsieur le médecin, un petit renseignement à vous demander. — Un renseignement ? — Oui. — Parlez. — Je serais bien aise dès à présent de connaître le nom du célèbre savant auquel je devrai la vie. — Je m’appelle Vriès. — Vriès ?... Seriez-vous parent ? — De qui ? — De ce docteur noir dont jadis il fut tant question ? — Bien mieux, c’est moi-même. — Vous !... ciel !

— Qu’avez-vous ? — Au secours !... à moi !... Ah ! vous êtes le docteur noir ! Ah ! vous voulez me soigner... Holà ! quelqu’un ! — Sire, de grâce... — Le docteur noir ! Le roi Coton se mit à courir. M. Vriès s’élança à sa poursuite. — Le docteur noir ! Arrêtez, je vous en supplie !... — Au secours ! au secours ! Tous deux disparurent. — Du moment que le docteur noir se mêle de le soigner, décida judicieusement le Soleil, c’est que ce pauvre Colon est perdu ! �XVII. LA DERNIÈRE BICHE — Perdue !... Oh ! oui, monsieur, je suis perdue ! gémit une femme d’allures suspectes en se cramponnant au bras du Soleil. — Madame... Mademoiselle... — Défendez-moi, mon vieux !... Ils m’ont traquée, poursuivie depuis le champ de courses du bois de Boulogne. — Qui ? — Eux !... les Parisiens !... C’est la troisième fois qu’on nous siffle ainsi, nous, les demi-mondaines qu’on encensa si longtemps. — Ah ! vous êtes une... — Une biche, si vous comprenez mieux !... Et puis, où est le mal ? — Dame !... Avouez que vous avez un peu abusé... — Je ne dis pas, mais est-ce une raison ?... Tenez, dans ceux qui me charivarisaient tout à l’heure, j’ai reconnu Alfred, un ancien à moi... Il avait le toupet de me siffler avec une clef de ma chambre que je lui accordai jadis. — Ceci est du dernier indélicat. — Ne m’en parlez pas... J’en ai la tête bouleversée... C’en est fait ! — Ne vous désespérez pas... C’est peut-être un moment à passer... — Un moment... Non !... Je me suis fait tirer les cartes hier, et on m’a fait une prédiction terrible. — Vraiment ! — Oui, Messieurs, terrible... Il paraît que la race des biches est destinée à disparaître. Déjà on les proscrit du théâtre, et bientôt... — J’en doute. — La tireuse de cartes me l’a prophétisé, et cela pour l’année 1872. — Dans dix ans. — Oui… II. Le 1er avril 1872. — m’a-t-elle dit, — par une matinée qui pourrait être belle, — une femme, jeune encore, se livrera dans les carrières de Montmartre, à un monologue animé. Quelle sera cette femme ? Quel sera ce monologue ? Le second expliquera la première. Car en se promenant avec agitation, la femme répétera : — Bientôt six mois ! Six mois passés dans ce souterrain !... O mon boudoir de la rue Brédal... ô mes meubles de Boule !..., ô mes Aubussons !..., ô mon vieux baron ! mon petit vicomte ! mon gros banquier ! mon grand Américain !... Tout m’a abandonnée ! tout !... Depuis la cruelle réaction qui s’est déchaînée contre mes amies et moi, pas une voix n’a osé me défendre. Seule madame la Ressource, dont l’industrie a été ruinée en même temps que notre commerce, seule madame la Ressource me rend visite clandestinement et m’apporte de quoi soutenir ma frêle existence. Il est vrai que je lui ai souscrit dix mille francs de billets pour d’anciens cachemires, et qu’elle espère tôt ou tard rentrer dans son argent !... Mais elle tarde bien à venir. En ce moment une voix fera entendre un : Hum ! hum ! vigoureux. Ce sera la façon de frapper à une porte qui brillera par son absence. — Entrez, fera la jeune femme. — Madame la Ressource, ex-marchande à la toilette, apparaîtra. — Pauvre petite, je vous ai fait attendre !... — Je crois bien, depuis douze heures que je n’ai rien pris. — Voilà une tasse de bouillon Duval. — Et quelles nouvelles ? — Voici la Patrie avec un joli feuilleton du vicomte Ponson ; c’est la cent quatre-vingt-onzième partie des Drames de Paris. — Il s’agit bien de feuilleton... Donnez ! donnez !... Et la jeune femme lira avec avidité : « La commission de statistique vient de présenter un rapport sur la Question des biches. Depuis la dernière proscription et l’expulsion en masse qui en a été la conséquence, la France est décidément purgée de ce fléau. Monsieur le rapporteur n’en a pu, par un recensement minutieux, signaler une seule. Une fête nationale sera prochainement instituée pour célébrer ce grand fait, et l’on parle d’une haute position pour le rapporteur de la commission de statistique. — Tu l’entends, fera la jeune femme, se tournant vers madame La Ressource... toutes dispersées, exilées, mortes ! O mes collègues ! — À qui le dites-vous ? Mais alors, puisqu’on les croit toutes anéanties, je puis enfin sortir ? — Ciel ! gardez-vous-en bien ! — Laisse-moi tranquille !... cette carrière cellulaire me pèse... J’ai besoin de becs de gaz, j’ai soif de macadam... Mon voile, mon chapeau... Ne crains rien... on ne me reconnaîtra pas. À revoir ! Et avant que madame La Ressource ait eu le temps de s’interposer, la biche s’élancera au dehors. » 
III.

La biche marchera pendant quelque temps sans savoir trop où elle va. Vers midi, elle se trouvera dans les environs de la place du Havre. L’appétit la poursuivant, un restaurant s’offrira à ses yeux. Elle entrera. — Garçon ! Le garçon s’approchera, mais à la vue de la biche, il reculera de trois pas. — Garçon ! répétera celle-ci. — Madame, fera le garçon en tenant son mouchoir devant ses yeux ; veuillez sortir. — Comment, sortir ! j’ai faim... Un bifteck saignant. — Madame, ne me forcez pas à requérir l’autorité. Vous feriez condamner notre maison à deux mille francs d’amende. — Que signifie ?... — Madame sait bien qu’il nous est absolument interdit de recevoir les dames seules. La biche ahurie se lèvera et se remettra en marche. 294 PARIS COMIQUE IV Elle arrivera à la porte des Tuileries. Soudain la sentinelle lui barrera le passage ; — On n’entre pas ! — Permettez, jeune héros... — Il ne s’agit pas de dialectiquer. Votre contrat de mariage. — Mon contrat ? Vous plaisantez. — Que la consigne, elle, est précise et que je la sais par cœur, comme si le caporal me la chuchotait encore. « Ne pas laisser entrer les hommes avec des paquets, les chiens non muselés et les femmes sans contrat de mariage. » C’est clair et net, je présuppose ! V La biche parcourra les rues, les places, les passages. Partout les trottoirs se dégarniront devant elle, partout la foule se reculera, partout les hommes détourneront la tête en rougissant d’une façon pudibonde. Dans toutes les boutiques on refusera de lui vendre. Elle voudra s’asseoir sur le banc d’un square. — Les femmes seules ne s’asseoient pas, grondera la voix d’un surveillant. Elle bondira et recommencera à marcher. VI Des affiches de théâtre s’offriront à ses yeux. — Quelle idée ! Là, du moins, je pourrai me reposer. Et elle lira : « THÉÂTRE DES VERTUS DOMESTIQUES PREMIÈRE REPRÉSENTATION DE J’AIME PAPA ET MAMAN ou L'heureux Ménage PIÈCE EN TROIS ACTES ET UNE MORALE  Nota. — Toutes les artistes du Théâtre des Vertus domestiques sont légitimement mariées. THÉÂTRE DE L’HONNÊTE PLAISANTERIE LA VERTU EST PLUS PRÉCIEUSE QUE L'OR VAUDEVILLE EN UN ACTE LA CHASTE SUZANNE - Comédie (Le rôle de la chaste Suzanne est joué en robe montante.) Nota. — Les familles peuvent venir sans crainte. Le Directeur comprend ce qu’il doit à sa clientèle d’élite. » La biche n’en lira pas davantage.

VII — Allons plus loin, murmurera-t-elle en s’éloignant. Elle gagnera les Champs-Elysées, cherchant le Moulin-Rouge. Sur la porte seront écrits ces mots : ÉTABLISSEMENT MODÈLE DE LA SOCIÉTÉ DE TEMPÉRANCE Elle gagnera Mabille. Un écriteau surmontera l’entrée : COURS DE DANSE POUR LES DEMOISELLES, TENU PAR UNE EX-ÉLÈVE DE SAINT-DENIS. Elle poussera un cri affreux et courra d’une traite jusqu’au pont des Invalides ; elle passera la main sur son front, puis d’une voix éteinte : — C’en est fait... Je n’ai plus rien qui m’attache ici-bas... Le suicide seul me reste. Mais un agent lui posant la main sur l’épaule : — Il n’est permis qu’aux femmes honnêtes de se jeter dans la Seine dont on a purifié les eaux... Je vais vous reconduire jusqu’à la frontière. VIII Ainsi disparaîtra la dernière biche. Trois ans après sa disparition, les statisticiens constateront que le nombre des enlèvements de mineures et les adultères aura triplé. Et l’Académie des sciences sociales mettra au concours cette question : « La morale n’a-t-elle pas plus à gagner qu’à perdre à l’existence de la galanterie ? » Personne n’osera répondre. — Voilà, monsieur, fit la biche en terminant, la prophétie textuelle de ma tireuse de cartes. Mais je les entends. Ils me cherchent pour me siffler encore... Adieu !... Ne leur dites pas par où je suis passée. — Pauvre femme !... pensa tout haut le Soleil, je comprendrais qu’on méprisât ces dames-là en public, — si on ne les adorait pas tant en particulier. �XVI. LA MANIE DES EXPOSITIONS

— Monsieur Phœbus, sans vous commander, je crois, insinua Mathieu Laensdrôme, que le temps que vous devez passer sur la terre est écoulé. Vous comprenez que moi, je ne puis laisser davantage en souffrance mes petits travaux astronomiques. — Va-t-en au diable! — Sire !... — Je ne partirai pas avant d’avoir vu la fameuse exposition. — L’exposition !... Laquelle ? — Comment, laquelle ? — Parbleu. Depuis que la manie de ces solennités s’est introduite, il y en a de mille sortes. Celle de Londres... — Précisément, je voulais... — Elle est fermée. Celle du jardin d’acclimatation : exposition de chiens de toute provenance. Celle de New-York : exposition de bébés. — Pourquoi se gêner pendant qu’on y est ? — Il est en effet constant, que certaines races, certains types disparaissent de l’humanité. Par exemple, l’oncle d’Amérique, l’oncle à héritages. Ne croyez-vous pas comme moi qu’une exposition universelle d’oncles, en piquant d’honneur ceux qui peuvent subsister, serait capable d’amener les résultats les plus heureux pour les intérêts des neveux ? — De même une exposition universelle de neveux ne pourrait que produire, dans l’intérêt des oncles, un favorable mouvement. — En second lieu, on crie partout qu’il n’y a plus d’enfants. La chose vaut la peine d’être vérifiée. Vite donc une exposition universelle d’enfants, mais non d’enfants à la mamelle. Les sujets seraient reçus de neuf à seize ans. De la sortie de l’externat à l’entrée dans le monde, que de problèmes à résoudre ! L’influence de la crinoline sur la candeur des jeunes filles, l’influence du baccalauréat sur le dépérissement des espèces... Que sais-je ! — En troisième lieu... — En troisième lieu, je voudrais qu’on instituât une exposition universelle de maris ! La race des maris se détériore de jour en jour. Elle tend même à disparaître pour les jeunes filles qui n’ont pas le moyen d’y mettre un prix fou. Il faut la régénérer. Il faut ramener le mariage à son ère de prospérité, de dignité, de moralité. Quelle combinaison pourrait mieux que mon projet d’exposition universelle favoriser ces précieuses conséquences ? — Chaque mari serait placé dans un compartiment, et derrière lui serait apposée une pancarte racontant sans détours, sa vie, ses antécédents, sa conduite dans son ménage. Celui-là, ruiné par faiblesse et n'ayant pas cédé aux caprices de sa femme, moraliserait les prodigues. Cet autre, pour avoir délaissé sa femme au profit d’une biche, moraliserait les volages. On arriverait enfin à résoudre cette grande question du à qui la faute ? en matière de coups de canif. — Mathieu, ton idée me sourit, mais elle est, ce me semble, un peu excentrique. — Pas plus excentrique que l’excentricité elle-même, à laquelle on a ouvert une exhibition. — Ah ! bah ! — Oui, sire... Exposition des Excentricités, sise... à Chaillot. — Ah ! je veux voir cela, et tout de suite... Mathieu, je te jure que ce sera notre dernière station. — Ouff ! soupira le fabricant de prophéties.

�XVII. L’EXPOSITION DES EXCENTRICITÉS

L’exposition des excentricités occupait un immense emplacement qui représentait à peu près, en étendue, cinquante fois le terrain occupé par le Palais d’exposition permanente que l’on construit en ce moment à Auteuil. Tous les toqués des cinq parties du monde s’étaient empressés d’y envoyer des lots. En entrant, la première chose qui frappa le Soleil fut une boutique sur laquelle était écrit : GRAND MAGASIN D’AVEUGLES ACCORDÉONISTES POUR COLLECTIONS — Comment, des aveugles pour collections, fit Sa Majesté surprise. — Mais, certainement, Monsieur, répondit le marchand. Depuis qu’on a interdit aux aveugles de stationner sur les ponts, l’espèce des aveugles accordéonistes est devenue une rareté que les amateurs commencent à se disputer. Voulez-vous le fameux aveugle du pont des Arts ?... — Oh ! Monsieur, intervint celui-ci, prenez-moi. Je vous jouerai de la Dame blanche entre vos repas... Prenez-moi, Monsieur, je suis si malheureux d’avoir perdu ma place. Car c’est une indignité de nous supprimer sous prétexte qu’on ne veut plus d’infirmes le long des quais... Et l'Institut donc !... Le Soleil avait déjà repris le cours de sa visite. — Monsieur, des cols et des manchettes en papier... Invention admirable !... On écrit des billets doux sur son vieux linge. — Je suis marié, monsieur, répartit dignement Sa Majesté. — Monsieur, des étrusques... vrais antiques !.. J’en ai une fabrique à la Petite-Villette. — Eh bien, quoi !... L’État a bien acheté plusieurs millions le musée Campana, qui venait à peu près de la même source ! — Monsieur, des albums pour timbres-poste. — Quelle est donc cette nouvelle bizarrerie ? — La fureur du jour. — Merci... Elle est par trop grotesque. En ce moment, un bourgeois passait avec sa femme. Le débitant de timbres-poste l’arrêta au passage pour lui offrir sa marchandise. Monsieur allait céder, quand Madame : — A quoi bon ? J’ai des cousins dans tous les coins, et comme ils m’écrivent très-souvent... — Peste ! pensa le Soleil ; en voilà un qui pourrait bien payer sa collection de timbres un peu cher. — Monsieur, venez voir mes chanteurs automatiques. — Des chanteurs ?... — Qui chantent à la mécanique. Oui, Monsieur. J’en ai exposé déjà cette année un spécimen à Paris, boulevard Magenta. Une prima-dona mécanique. Les journaux en ont parlé. Et ils ont eu raison ! Quoi de plus beau que ma découverte ! Les chanteurs, aujourd’hui, deviennent impossibles. Il leur faut des demi-millions par douzaine de notes, des feux, des congés, des réclames, des égards, des costumes, des claqueurs... Que ne leur faut-il pas ? Par-dessus le marché, les chanteurs sont sujets à se détériorer au moindre souffle du vent, au moindre choc des passions. Que son mari fasse une scène à la prima-dona, ou qu’il gèle blanc dans la nuit, le lendemain le malheureux imprésario est obligé de changer l’affiche. Assez souffert comme cela ! Étant donnés les chanteurs à ressorts, tout se simplifie. Meyerbeer peut commander sur mesure une virtuose pour son Africaine. On a le droit de fermer le Conservatoire. On sauve la caisse qui en avait grand besoin ! Sans compter les mille et un agréments. Avec les chanteurs à ressorts, jamais de rivalités mesquines, les automates se dévorant encore bien moins que les loups. Pas d’enrouements. Un directeur de province vient à Paris, il achète le nombre d’artistes qu’il lui faut, les emballe convenablement dans de la paille, met le colis au chemin de fer, déballe, et joue le soir même. De plus, ça se démonte. On peut, suivant les besoins du rôle et du caractère de la pièce, mettre à la prima-dona un nez aquilin ou un nez à la Roxelane, des yeux bleus d’azur ou noirs d’ébène. Le ténor, — ce phénix introuvable, — se fabrique dans mes usines spéciales comme les ponts de chemin de fer et les instruments de chirurgie. Désormais, quand un Mario sera usé, au lieu de lui offrir 18,000 francs d’appointements par mois, on le mettra à la fonte.

Les journaux de théâtre, en rendant compte d’une représentation de l’Opéra, s’exprimeront ainsi : — La représentation des Huguenots à l’Académie Impériale de musique avait, lundi, un attrait tout particulier, et la curiosité était vivement surexcitée d’avance. On savait en effet que, dans cette représentation, devaient paraître pour la première fois : Une Valentine à échappements, montée sur rubis, de nouveau système ; Un Raoul breveté, s. g. d. g., avec engrenages inédits ; Un Marcel à vapeur de la force de trois chevaux. Commençons par le constater, les nouveaux sujets ont complètement répondu à l’attente générale. On a surtout admiré les magnifiques sons de basse de Marcel, et le système des chanteurs à double piston a décidément remporté une victoire éclatante..., etc. Enfin, — et pour clôturer la liste des résultats précieux obtenus à l’aide de la mécanique appliquée au chant, — on n’aura plus à craindre de voir les jeunes gens de famille s’enflammer et dépenser follement les revenus de leurs papas pour des reines de théâtre. Qu’un naïf gandin tombe amoureux de la jeune première, l’affaire ne pourra pas avoir de suites graves. La première personne à qui il en parlera lui répondra. — La petite B... ! — Oui ! — Vous l’aimez ? — A la folie ! — En effet, jolis ressorts. — Oh ! mon ami... — Tranquillisez-vous ; rien n’est plus facile que de savoir l’adresse du fabricant. — Comment, du fabricant ? — Mais, oui, c’est un mécanisme dans les 1,500 francs ! Eh bien, Monsieur, qu’en pensez-vous ? Faut-il vous envoyer une Alboni sur commande ? — Je ne suis pas dilettante, répondit le Soleil en passant outre. — Alors, Monsieur préférera mes bijoux-écriteaux, ajouta un autre commerçant. La passion du jour !... On ne voit que cela à l’étalage des bijoutiers. C’est moi qui en suis l’inventeur sublime. Voyez, Monsieur... Au bout de l’épingle ou de la broche se trouve un petit carré émaillé et orné de toutes sortes d'inscriptions analogues à celles qu’on rencontre à chaque pas dans les rues. De véritables écriteaux, quoi ! Le bijou - écriteau, Monsieur, est appelé aux plus hautes destinées, pour peu qu’on sache s’en servir ; il inaugure un vrai cours de science sociale. Il ne suffit pas, en effet, de vouloir donner un bijou-écriteau, il faut savoir le placer avec à propos, et là commence l’étude que je recommande aux amateurs. Je vous assure que c’est infiniment plus agréable que les charades, et qu’il ne faut pas moins de pénétration pour deviner juste. Afin de guider les pas encore chancelants des personnes qui entreront derrière nous dans la voie des bijoux-écriteaux, j’ai pris la peine de rédiger, en vue des prochaines étrennes, un petit guide de l’acheteur qui contient toute une série de précieuses notions. En voulez-vous un léger spécimen : A une veuve jeune et jolie, peu soucieuse de garder à jamais le culte du souvenir, la broche avec ces mots : On demande un remplaçant A un monsieur entre deux âges, connu pour protéger volontiers les danseuses de l’Opéra et les rats du jardin Mabille, l’épingle de cravate avec ces mots :

Passez à la caisse A la coquette qui s’obstine, malgré les sages avertissements de son miroir, à jouer dans la vie privée les rôles d’amoureuse surannée, la broche avec ces mots :

Incessamment la clôture

A une beauté de la rue Bréda, dont le cœur déménage à chaque trimestre au moins, une broche avec ces mots :

Appartement à louer

A un candidat perpétuel à la décoration, qui s’en va de ministère en ministère porter ses sollicitations sans cesse évincées, une épingle avec ces mots :

Le cordon, s’il vous plaît ?

A une femme dont le mari est connu pour une jalousie aussi forcenée que féconde en surveillance, une broche avec ces mots dédiés aux soupirants :

Il y a des pièges à loups

A un auteur dramatique qui passe pour puiser trop largement dans les idées de ses voisins, et pour n’avoir jamais fait une scène qui ne puisse être revendiquée, une épingle avec ces mots :

Copies en tout genre

Le Soleil était déjà loin que le marchand continuait ses énumérations. Un peu plus loin, un autre industriel saisit le bras du roi des astres : Monsieur, venez à moi ! — J’ai la fortune à vous offrir, sous la forme d’une machine à bâtir des hôtels garnis de deux lieues de long, cent fois grands comme l’hôtel de la... l’hôtel du... l’hôtel des... Enfin, vous savez, ce grand hôtel qui n’a pas de nom sur le boulevart… — Monsieur, glapit un autre, la fortune c’est mon invention : Machine à exproprier, brevetée s. g. d. g. Et non-seulement elle exproprie, mais encore elle démolit ensuite, et je ne veux pas qu’il reste une pierre debout de toute la vieille Europe. La rue de Rivoli ! belle affaire ! Leboulevart du Prince-Eugène ! jolie misère ! Je fais un boulevart de Paris à Bruxelles, un autre de Vienne à Paris, un troisième... — On est fort pour démolir à notre époque, fit le Soleil : maison, réputations, gouvernements... N’est-ce pas vrai, Mathieu ?... Eh bien ! où est-il encore ? — Mathieu !... Mathieu !... Le scélérat m’a perdu... Mathieu ! Après une recherche des plus longues, le roi des astres retrouva son compagnon en extase devant une boutique de baromètres de nouveau genre. �XVIII. LES ADIEUX

— Pour cette fois, c’en est trop, monsieur Mathieu, exclama le Soleil courroucé. — Oh ! oui, sire, beaucoup trop ! J’en ai les tibias qui me rentrent dans... — Il ne s’agit pas de cela, mais de votre conduite. — Ma conduite !... Je regardais ces instruments avec lesquels je pourrais prédire... — Tu y penses donc encore ? — Toujours... et même je prendrai la permission de vous rappeler que vous m’avez promis... — De t’apprendre l’art des prophéties à coup sûr. Mais c’est seulement au moment de notre séparation que je dois... — Dame ! sire, je ne m’ennuie pas avec vous ; cependant il me semble, sauf votre respect, que voilà joliment longtemps que nous sommes ensemble. — Comment, longtemps ! Comment, long... Bigre ! qu’ai-je vu sur mon calendrier de poche !... C’est aujourd’hui la Saint-Sylvestre. Demain le 1er de l'an !... Et je ne suis pas là-haut pour souhaiter la bonne année à ma femme... Elle serait capable de m’arracher les yeux... Adieu, Mathieu... Aussi bien ta terre et tes hommes ne m'ont... — Pardon, sire, et la recette ? fit Laensdrôme se cramponnant. — Quelle recette ? — Pour les pronostics... — Ah ! oui... Eh bien, en deux mots, voici le secret : A un homme qui se marie, annoncer hardiment que sous peu... et cœtera ; Au boursier arrogant, que la débine viendra ; A l’homme de talent modeste, qu’il vivra dans la misère ; Au sot impudent, qu’il arrivera à tout ; À un dramaturge, que son prochain drame sera écrit en patois ; A un vaudevilliste, que son prochain vaudeville brillera par des mots d’occasion... A la fille pauvre, qu’elle coiffera sainte Catherine ; Aux rédacteurs du Constitutionnel, qu’ils seront satisfaits demain, après-demain, et les jours suivants. Ces prédictions-là ne failliront jamais... Adieu ! Mathieu !... Mais pas au revoir ! Et le Soleil s’éclipsa soudain. — Il est bon, fit Mathieu Laensdrôme après quelques minutes de réflexions muettes... Me conseiller de prédire aux gens leurs vérités, — pour que personne ne me croie !... Je retourne à mes blagues astronomiques. Avec cela, on peut devenir directeur de l’Observatoire. FIN.

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